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La ville qui murmurait à l’oreille des habitants

Réduire l’éclairage public, réguler le parking, s’adapter aux comportements des citadins… Le concept de smart city transforme la gestion urbaine.

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Dans certaines villes, les murs ont des oreilles, les bancs publics des yeux et les feux de circulation parlent à haute voix. Quand elles sont pleines, les poubelles réclament d’être vidées. Lorsqu’elles sont libres, les places de stationnement invitent à les utiliser. Les villes «intelligentes», ou smart cities, ne sont plus les villes de demain, mais celles d’aujourd’hui. La municipalité de Santander en Espagne compte par exemple plus de 20’000 capteurs. Quand on lui demande de définir le concept de smart city, Francis Pisani, auteur d’un livre de référence sur le sujet, répond cependant «qu’il n’existe pas de modèle unanimement salué». Il préfère évoquer l’idée d’un processus: «city smartening». Reste à définir ce que l’on entend par l’intelligence d’une ville. Deux visions s’opposent en la matière.

L’une, quantitative, présuppose que la ville moderne doit se muer en un gigantesque réceptacle de données informatiques, analysées, transformées et répercutées pour améliorer le quotidien des citoyens. L’exemple-type, c’est la ville sud-coréenne de Songdo, construite en dix ans, avec pour objectif une hyper-connectivité maximale. L’autre approche fonde l’intelligence de la ville sur le ressenti de ses concitoyens, autrement dit, une vision plus qualitative. Et comme souvent, les solutions les plus responsables proviennent d’un équilibre entre ces deux extrêmes.

Des projets dans les villes suisses

En Suisse, les projets «smart city» foisonnent. Avec comme particularité des villes de petite taille, et où les choix en matière d’aménagement urbain ont l’obligation d’obtenir l’assentiment des citoyens. Nabil Ouerhani, professeur d’informatique à la Haute Ecole Arc Ingénierie, a notamment participé à la réalisation de deux projets représentatifs du développement urbain «intelligent» en Suisse: l’un sur l’éclairage public, l’autre sur le «smart parking». Ces projets sont le fruit d’une collaboration entre la HE-Arc Ingénierie et la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève – hepia, dans le cadre des programmes thématiques de la HES-SO.

Sur le terrain, Nabil Ouerhani et ses équipes ont planché sur un modèle d’éclairage qui s’adapte en fonction de la luminosité, des conditions météorologiques, mais aussi de l’activité humaine dans une rue. Une première phase de test a été initiée avec succès à Saint-Imier (BE). «Après deux mois d’observation et d’analyse, la consommation d’énergie a diminué de 60%», relate Nabil Ouerhani. Une belle performance pour le chercheur, qui a aussi travaillé sur le parking intelligent, un concept qui permet aux automobilistes de se garer facilement en ville. Des capteurs installés sur les places de parc évaluent leur disponibilité et permettent d’établir une probabilité de vacance. Ainsi, le conducteur peut connaître via son smartphone les rues dans lesquelles il a le plus de chance de pouvoir se garer au moment où il en a le besoin.

Plusieurs chercheurs du programme de recherche iNUIT de la HES-SO ont, quant à eux, créé un projet avec la Ville de Lausanne et l’entreprise Novaccess et ont déjà équipé 50 lampadaires de l’avenue de Provence avec des capteurs intelligents pour permettre aux Services industriels de surveiller et réguler leur intensité lumineuse à distance. Responsable du programme iNUIT et directeur de l’institut IICT à la HEIG-VD, Jürgen Ehrenberger souligne l’importance de l’utilisation des nouvelles technologies pour faciliter la logistique des entreprises de services. Dans le cadre d’iNUIT, le spécialiste a également étudié leur usage pour améliorer la sécurité des habitants d’une ville, ou à plus petite échelle des participants à une manifestation, en travaillant notamment sur des technologies de récolte de données et d’analyse de situations d’urgence via des smartphones.

Equiper une ville de capteurs représente un coût, qui peut être assumé à terme par une certaine densité de population. Mais lorsque l’on s’éloigne des centres urbains, il devient impossible, financièrement parlant, d’installer le même type d’infrastructures numériques. Alors comment faire bénéficier la population de vallées alpines des mêmes services que leurs voisins urbains? En déplaçant les capteurs. Ou plutôt, en rendant les capteurs itinérants. C’est le principe du projet NOSE (Nomadic Scale IT Ecosystem for Pervasive Sensing), développé par Yann Bocchi, professeur à la HES-SO Valais-Wallis Haute Ecole d’Ingénierie. Son unité a développé un système utilisant des capteurs mobiles placés sur les bus de CarPostal qui sillonnent la région. Une façon de récolter des données dans les localités les plus reculées du Valais.

«Dans un premier temps, le service proposé, c’est une carte d’état d’enneigement des routes, en temps quasi réel. Par la suite, on peut tout imaginer, par exemple de placer des capteurs pour connaître la pollinisation de l’air. L’analyse de ces données récoltées, combinées à d’autres sources comme la météo, permettra de prévoir avec plusieurs jours d’avance les zones affectées par certains types de pollens», avance Yann Bocchi, qui est également membre du comité opérationnel du Mobility Lab Sion-Valais. Mais son ambition est plus grande: «L’une de nos idées serait d’équiper de capteurs l’ensemble des véhicules du groupe La Poste pour couvrir tout le territoire suisse.»

L’habitat durable

Le big data, la récolte et la gestion des données massives, ne constitue cependant qu’une partie du concept de smart city. L’équipe du professeur Florinel Radu, à la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg – HEIA-FR, importe le concept à l’échelle du quartier. Avec l’idée qu’un habitat «intelligent» est avant tout durable. Leur projet Atequas (Atelier des Quartiers Soutenables) a pour objectif d’utiliser la composante humaine pour repenser la notion d’éco-quartier. A cette fin, il utilise des critères sociaux, avant d’intégrer les critères environnementaux habituellement retenus en priorité. «Un quartier ne peut être smart, durable, qu’à la condition d’une participation de la population. A défaut, de notre point de vue, c’est un échec, explique Florinel Radu. Exemple avec la concertation publique initiée pour le quartier du Vallon, à Lausanne, qui a donné lieu à une belle réussite. Les analyses du projet Atequas ont permis de penser l’aménagement spatial du quartier en fonction des besoins et du profil de la population ciblée.

Définir et faire évoluer l’intelligence d’un quartier, c’est par extension créer l’intelligence d’une ville. A l’instar de Francis Pisani, Florinel Radu conçoit le concept de smart city comme un processus, dont les citoyens sont l’élément central: «La ville intelligente, c’est une combinaison de social et de technologique.» A l’échelle d’une ville ou d’un quartier, l’exploitation des données reste toutefois encore restreinte par les aspects juridiques. A moins que la loi ne soit déjà plus un frein, comme l’affirmait en 1999 Scott McNealy, CEO de Sun Microsystems: «Vous n’avez absolument aucune vie privée. Faites-vous à cette idée.»
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TROIS QUESTIONS A

Francis Pisani, auteur de «Voyage dans les villes intelligentes: entre datapolis et participolis» (Editions Netexplo).

Peut-on imaginer une ville intelligente sans participation citoyenne?

Non, il y a un équilibre à trouver. A terme, la ville intelligente doit résulter d’un mélange entre l’utilisation des technologies comme réponse à tout et la participation citoyenne. C’est possible puisque internet repose aujourd’hui sur une architecture de participation, et que le web mobile accroît de façon considérable le nombre de gens qui y participent.

Quels sont les enjeux d’un développement responsable de la ville, à l’aide de ces nouvelles technologies?

Pour moi, il n’y a aucun doute: les technologies de l’information peuvent nous aider à mieux vivre dans nos villes. Le problème, c’est qui contrôle, qui décide et comment on en discute. C’est notre responsabilité à tous. Une responsabilité citoyenne. Il y a une formidable opportunité pour renforcer la démocratie. Cela permet de rapprocher des dirigeants parfois déconnectés de la population, du territoire, du terrain.

Y a-t-il des exemples récents de participation citoyenne réussie dans le cadre d’un projet smart city?

On peut citer la ville de Tel-Aviv. Elle possède un système de services municipaux online qui permet aux usagers de faire leurs démarches sur internet. Ce qui est plus fascinant: la municipalité a ouvert littéralement les locaux de la ville aux gens. Le soir, il y a des réunions, des cours de yoga, des ateliers dans ces lieux. Cette notion de participation, à la fois avec ou sans technologie, est essentielle.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 11).

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