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Quand le travail nuit à la santé

Les risques psychosociaux en entreprise sont en constante augmentation. En Suisse plus qu’ailleurs, ils engendrent des coûts financiers et humains considérables.

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Burn out, dépression, mal de dos, alcoolisme: ce sont quelques-unes des formes que prennent les risques psychosociaux en entreprise. Ces dangers qui guettent la santé mentale et physique sont liés à l’organisation du travail. En cause, un environnement professionnel qui a beaucoup changé ces dernières années, notamment avec la mondialisation et l’explosion des communications. «Le manque de temps, le sentiment de solitude, le mobbing, les mauvaises relations de travail ou encore une marge décisionnelle restreinte représentent autant de facteurs considérés comme des risques psychosociaux», détaille Mathias Rossi, professeur à la Haute école de gestion de Fribourg — HEG-FR. Les personnes en situation de travail précaire sont particulièrement vulnérables, observe le chercheur. Mais les cadres — sous haute pression, parfois isolés et prisonniers de leur image de battants — ne sont pas à l’abri.

Il n’est pas aisé d’établir les causes, souvent multiples, des risques psychosociaux, selon Mathias Rossi. Les fils de la vie professionnelle et privée peuvent s’entremêler: «On peut subir une pression énorme au travail et se trouver en même temps en plein divorce.» Le sens de la causalité n’est pas évident non plus. «Un exemple: on est déprimé et harcelé au bureau. Est-on déprimé parce que harcelé ou harcelé parce que déprimé?»

Rythme de travail trop exigeant, pression et mobbing

Les risques psychosociaux sont les plus fréquents dans l’agriculture, la construction, l’industrie, l’hôtellerie-restauration, la santé et l’action sociale, selon la 5e enquête européenne sur les conditions de travail, publiée en 2010. Les Suisses seraient parmi les plus touchés. 84% des travailleurs interrogés dans le pays se plaignent d’un rythme de travail trop exigeant, 80% d’entre eux souffrent de la pression des délais. Ces chiffres dépassent la moyenne européenne, et leur hausse a été plus marquée que dans les autres pays considérés entre 2005 et 2010.

En outre, soulignent les chercheurs, près d’un actif helvétique de condition dépendante sur deux travaille souvent plus de dix heures par jour, alors que la moyenne européenne est inférieure d’un tiers. En Suisse, on se plaint aussi plus souvent qu’ailleurs de mobbing. Le récit de Frédéric Clément (voir témoignage ci-dessous) en est un exemple: facteur à La Poste depuis plusieurs années, il subit les pressions liées aux nouvelles exigences de performances qui lui sont imposées au quotidien.

Au Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco), on pointe la subjectivité de l’enquête européenne, basée sur des questionnaires. «Il est difficile de comparer les secteurs d’activités entre eux, explique Valentin Lagger, chef de l’inspection fédérale du travail au Seco. Les contraintes ne seront pas les mêmes dans la coiffure ou la construction.» Le spécialiste ajoute qu’il n’existe pas d’étude sur les coûts totaux engendrés par ces risques. «Mais on sait qu’ils sont énormes.» Le cercle est vicieux, car les conséquences d’une absence touchent toute l’entreprise: «Si des travailleurs sont absents, la production en souffre. S’ils subissent des troubles du sommeil, ils risquent d’être moins concentrés et de faire davantage d’erreurs, voire des accidents. S’ils doivent quitter l’entreprise, celle-ci doit réembaucher, etc.» Le risque psychosocial que représente le stress au travail a coûté à lui seul 5 milliards de francs en Suisse — soit près de 1,3% du PIB — en frais médicaux, absentéisme et baisse de la production, selon l’indice 2015 de Promotion Santé Suisse.

Une problématique difficile à maîtriser

L’ampleur des risques psychosociaux est désormais si alarmante que la Haute Ecole de gestion de Fribourg et le Seco lui ont consacré une journée de réflexion nationale en décembre dernier. Pour freiner ce fléau, le Seco a adopté un programme de sensibilisation qui s’appliquera jusqu’en 2018. Il vise les inspecteurs du travail et, à travers eux, les entreprises.

Christian Voirol, professeur à la Haute Ecole Arc Santé à Neuchâtel, loue cette initiative. Ainsi, estime-t-il, la Suisse se met enfin au même niveau que l’Europe et les pays anglo-saxons. «Il était temps qu’on passe à l’action puisque les chercheurs travaillent sur cette problématique depuis plus de trente ans!» Lui cherche à savoir dans quelle mesure on peut prédire les principaux déterminants de la santé mentale au travail. Pour cela, il tente de faire parler les bases de données disponibles. «Malgré une littérature scientifique importante, la problématique des risques psychosociaux reste difficile à maîtriser, estime-t-il. La mise en place d’une prévention adéquate représente l’un des défis majeurs.»

Partisan d’une approche globale, le psychologue du travail milite aujourd’hui pour que la recherche sur les facteurs psychosociaux — il préfère parler de facteurs plutôt que de risques, ceux-ci pouvant avoir un effet positif ou négatif selon les situations et les individus — tienne compte aussi d’éléments externes au milieu de travail. «On sait désormais que les facteurs psychosociaux hors de la sphère professionnelle expliquent au moins 50% de la santé mentale au travail.»
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TEMOIGNAGES

«Le burn out est davantage lié à l’ambiance qu’à la quantité de travail»

Steve Bonvin, directeur des Ressources humaines à la Radio télévision suisse (RTS), a mis en place une gestion des absences en lien avec les risques psychosociaux.

Nous disposons d’une politique de prévention et de gestion des absences causées, entre autres, par les risques psychosociaux. D’après mon expérience, lorsqu’il y a des tensions entre des travailleurs, c’est souvent parce que les rôles et responsabilités de chacun ne sont pas clairs. Si cette situation perdure, elle engendre des conflits pouvant générer des cas de souffrance au travail et des maladies. En ce qui concerne le burn out proprement dit, je pense qu’il est davantage lié à la qualité de l’ambiance au travail qu’à la quantité de travail. A la RTS, nous mettons l’accent sur la prévention. Lorsque celle-ci n’a pas porté ses fruits, nous abordons les situations d’absence avec l’approche du case management: nous organisons des entretiens en réseau avec tous les acteurs susceptibles de faire évoluer une situation (collaborateurs, supérieurs, assureurs, responsables des RH) pour définir des mesures d’accompagnement au retour, permettant une reprise progressive.
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«J’ai frôlé le burn out»

Frédéric Clément*, postier, travaille dans un environnement de risques psychosociaux élevés.

Je travaille depuis longtemps à La Poste et le climat s’est détérioré ces dernières années. Nous sommes soumis à une pression constante. Chaque détail est calculé, comptabilisé, il y a des statistiques pour tout. Les employés doivent se conformer aux performances des plus rapides, quels que soient leur âge ou leur condition physique. Nous évoluons dans un climat malsain où les travailleurs sont montés les uns contre les autres. Nos charges de travail augmentent sans cesse. Sur mon contrat, je travaille à 70%. On me demande de faire un 100%, en me disant que si je ne parviens pas à faire ce qu’on m’assigne avec un 70%, c’est que je suis trop lent. Plusieurs employés ont craqué sous la pression. En ce qui me concerne, j’ai frôlé le burn out, j’ai eu des troubles du sommeil et j’ai encore des maux de ventre terribles à cause du stress lié au travail. J’ai dû consulter un médecin à plusieurs reprises et me médicamenter. Ma relation avec mon épouse a aussi souffert de mon malaise.

*nom d’emprunt
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 11).

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