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A la rencontre des chercheurs de l’extrême

Des scientifiques et ingénieurs s’affairent loin du confort des laboratoires traditionnels, comme à bord d’un vaisseau spatial, sous une calotte glaciaire ou encore dans le désert à proximité des laves d’un volcan. Premier volet des «Chercheurs de l’extrême»

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Pour beaucoup, le mot «chercheur» évoque une image stéréotypée mêlant blouse blanche, lunettes de protection et éprouvettes remplies de solutions bouillonnantes aux couleurs vives, le tout dans des laboratoires aseptisés. Pourtant, la réalité est souvent très différente. Une multitude de chercheurs travaillent sur le terrain, dans le blizzard ou la fournaise, dans les cieux ou sous terre.

Comme certains athlètes, ils ont besoin de patience, de courage et d’endurance pour conduire leurs études et développer des technologies révolutionnaires.
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Andreas Mogensen – Astronaute ingénieur

Quoi?
La Station spatiale inter­nationale (ISS) permet aux astronautes de tester de nouvelles technologies en microgravité, d’observer la Terre et de réaliser des tests de communication orbitale. En septembre 2015, Andreas Mogensen, astronaute à l’Agence spatiale européenne (ESA), a effectué ces tests lors d’un vol vers l’ISS. «J’étais heureux d’aller dans l’espace si rapidement», raconte celui qui est aussi professeur honoraire à la Danmarks Tekniske Universitet (DTU).

Accepté en tant qu’astronaute de l’ESA en septembre 2009, il a été stupéfait de pouvoir s’envoler à peine six ans plus tard. «Ça peut paraître long, mais pour un astronaute, c’est très court.»

L’ingénieur aérospatial voue une admiration sans bornes au vaisseau russe Soyouz des années 1960 dans lequel il a voyagé. «Le Soyouz est un vaisseau magnifique à bien des égards, même si l’on ne concevrait plus un vaisseau de la même manière aujourd’hui. Ainsi, il possède un vieux panneau d’instruments analogiques qui nous sert encore de back-up aujourd’hui. Il est à la fois robuste et fiable.»

Comment?
Andreas Mogensen a réalisé une série d’expériences à bord de l’ISS, qui se déplace à 27’600 km par heure à 400 km de la Terre.

Un exemple?
Il a radioguidé des robots au laboratoire de Noordwijk, aux Pays-Bas, depuis l’espace, grâce à un système de télécommande avec retour tactile conçu par l’ESA. En effet, durant les futures missions martiennes, il sera essentiel de savoir télécommander véhicules et robots sur le sol martien pour effectuer des opérations automatisées d’exploitation minière, voire assembler des habitations pour un équipage d’exploration.

Parmi les tâches d’Andreas Mogensen: enfoncer une fiche métallique dans un trou pour établir une connexion électrique. Le retour tactile lui a permis de sentir lorsque le bras du robot rencontrait une résistance sur les bords du trou. «Andreas a par deux fois réussi à manœuvrer le robot puis à enfoncer la fiche, démontrant pour la toute première fois la précision du retour tactile en orbite», indique André Schiele, du laboratoire de télérobotique et de technologie tactile de l’ESA.

Premier astronaute danois, Andreas Mogensen a aussi testé des technologies de son pays: une membrane biomimétique novatrice, conçue pour filtrer l’eau de l’ISS. Son atout majeur dans un vaisseau où chaque joule d’énergie solaire est précieux: elle ne consomme aucune énergie.
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Karin Sigloch – Géophysicienne

Quoi?
L’île volcanique de La Réunion a-t-elle été formée par un panache de roche en fusion remontant du noyau de la Terre? Voilà la question à laquelle l’équipe de géo-physiciens dirigée par Karin Sigloch à l’Université d’Oxford essaie de répondre en étudiant le noyau terrestre, qui se refroidit progressivement depuis sa formation, il y a 4,5 milliards d’années.

Le mystère: La Réunion, située en plein milieu d’une plaque tectonique, possède un volcan actif, alors que l’activité volcanique se concentre généralement au bord de ces plaques. Alors d’où vient ce volcan? «Il est notre meilleure piste pour tenter de valider l’hypothèse d’un panache, une remontée de roches mantelliques chauffées par le noyau de fer liquide, situé 3’000 km plus bas», affirme Karin Sigloch. L’hypothèse suppose qu’occasionnellement un point chaud du noyau fasse fondre la roche des couches inférieures du manteau, qui remonte alors vers la surface sous forme de ce qu’on appelle un panache.

L’équipe présume que son origine se trouve toujours au même point du noyau, mais qu’il perce successivement la croûte terrestre à différents emplacements. En effet, si un panache est stationnaire, les plaques tectoniques, elles, se déplacent. «Il laisse donc des traces et des marques de brûlure sur le fond marin. On pense que le panache est apparu en Inde, puis a formé les Maldives,
suivies de l’île Maurice et enfin de La Réunion», explique Karin Sigloch.

Comment?
En passant plusieurs semaines dans l’océan Indien. Pour confirmer la présence d’une colonne de magma sous La Réunion, l’équipe européenne veut utiliser d’une manière novatrice des images 3D de la croûte et du manteau sous l’île: en utilisant les ondes sismiques naturelles de toute la planète pour révéler la structure rocheuse en profondeur. La chaleur déformant les ondes sismiques, elles devraient donc être influencées par la présence du panache.

Ainsi a eu lieu une expédition de cinq semaines, étouffantes et ponctuées de tempêtes, en octobre 2012. Après avoir sondé le fond marin à la recherche de fonds plats, 57 capteurs de mouvements sismiques ont été déposés dans un carré de 1’500 km de côté autour de l’île. Les capteurs, des cylindres de 30 x 30 cm, ont enregistré les secousses sismiques pendant un an avant d’être rapatriés au cours d’une expédition de six semaines en novembre 2013. «J’ai adoré, même si on a subi une tempête tropicale: on travaille très dur et personne ne nous déconcentre, comme c’est le cas au labo», confie Karin Sigloch.
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Jon Copley – Ecologiste des profondeurs

Quoi?
Le but de Jon Copley, écologiste marin de l’Université de Southampton, au Royaume-Uni, est de comprendre l’évolution des espèces autour des cheminées hydrothermales disséminées dans l’océan. Aussi appelées «fumeurs», ces sources chaudes sous-marines se forment lors du déchirement de la croûte terrestre par l’inexorable tectonique des plaques.

Une étude sous-marine de l’évolution des espèces: cela vous dit quelque chose? «C’est similaire à l’initiative des naturalistes Alfred Russel Wallace et Charles Darwin, qui ont trouvé, au XIXe siècle, des liens entre des espèces de différentes îles et de différents continents, explique Jon Copley. Ils ont établi la dispersion et l’évolution des espèces. De la même manière, les cheminées hydrothermales s’apparentent à de petites îles sous-marines foisonnant de vie.» Une eau de mer riche en minéraux sort à 400 °C des cheminées, fournissant un milieu favorable aux espèces aimant la chaleur, tel un crabe poilu surnommé «Hoff». Sur son torse velu, cet habitant des eaux antarctiques chaudes possède tout un écosystème de microbes extrêmophiles, qu’il mange grâce à des parties buccales en forme de peigne. C’est à ce genre de créatures que s’intéressent Jon Copley et ses collègues.

Comment?
En utilisant un sous-marin. En juin 2013, le Shinkai 6500, l’un des seuls vaisseaux habités capables d’atteindre une profondeur abyssale, a emporté Jon Copley et des collègues japonais vers les cheminées hydrothermales de la fosse des Caïmans, située à 5’000 m de profondeur entre la Jamaïque et Cuba. «Le sous-marin fait 7 m de long, mais la partie habitée est en fait une sphère de 2 m de diamètre résistant à la pression. Si la paroi en titane, épaisse de 71,5 mm, n’était pas parfaitement sphérique au millimètre près, elle céderait sous la pression. C’est un chef-d’œuvre d’ingénierie», explique Jon Copley.

Le Shinkai 6500 plonge jusqu’à atteindre le fond marin, puis utilise ses propulseurs pour explorer les environs. La bioluminescence des créatures des fonds marins ponctue l’obscurité, même à 5 km de profondeur. Selon Jon Copley, le plus frappant est l’étrangeté du paysage autour des fumeurs. «Le terrain y a été façonné par des forces très différentes de celles auxquelles nous sommes habitués sur la Terre, qui forment des collines et des vallées. Cet immense paysage sombre n’a rien à voir avec ce que nous connaissons. Je n’ai pas décollé le nez du hublot», raconte-t-il.

Le problème est que leurs capteurs, qui peuvent détecter un mouvement sismique de 1 nanomètre, ont enregistré aussi bien les chants de baleines que les fractures d’icebergs, les tempêtes et le passage de bateaux. Les données doivent donc être nettoyées avant de pouvoir construire l’image 3D. «On espère que cela nous fournira une preuve concluante de la présence du panache», déclare Karin Sigloch.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Technologist (no 7).

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