KAPITAL

Apprendre à entreprendre

Les directeurs de PME parlent volontiers de vocation et de feu sacré pour expliquer leur choix de carrière. Et si, en réalité, tout un chacun pouvait se former à l’innovation et à la créativité?

L’idée que l’on est «entrepreneur par naissance» et non par le biais d’un enseignement est récurrente. Vocation ou formation, se positionner entre ces deux avis dépend de l’expérience de chacun. Si certains chefs d’entreprise se targuent d’avoir l’esprit d’entrepreneurial et des capacités naturelles à diriger, d’autres éprouvent le besoin de se former pour développer leurs compétences.

Pour répondre à cette attente, l’entreprenariat est devenu une matière qui s’enseigne. Aux Etats-Unis, c’est une discipline académique depuis des décennies. En Suisse, l’essor des formations dans ce domaine est récent, mais ne cesse de s’étoffer. L’EPFL propose un master en Management, technologie et entrepreneuriat. Dans les Hautes écoles spécialisées de Suisse Occidentale, des instituts dédiés offrent des formations spécifiques. En Valais, par exemple, l’Institut entrepreneuriat et management «insuffle le virus de la création d’entreprises» par le biais de son programme Business Experience. Autre exemple, au niveau fédéral et cantonal, la Commission pour la technologie et l’innovation et les services de Promotion économique romands orientent ceux qui souhaitent se former avant de fonder leur société.

Alexandre Gauthier, codirecteur de la PME Tebicom, active dans les systèmes réseaux et la sécurité informatique, est titulaire d’un master en entreprenariat. «Ceux qui pensent qu’entreprendre est inné et négligent l’enseignement ont souvent grandi ou évolué dans un entourage entrepreneurial et profitent d’un savoir-faire, constate-t-il. Pour les autres, apprendre me semble indispensable.» Surtout face à la complexité grandissante du rôle de dirigeant, qui doit posséder des connaissances dans des domaines aussi variés que le droit, la comptabilité ou le marketing.

«Désapprendre pour réussir»

Mais les étapes structurées de la création d’une société qu’enseignent la plupart des formations ne suffisent pas, estiment de nombreux spécialistes. «Ces cursus axés sur les compétences techniques répondent à une demande de formation croissante, mais ils ne fabriquent pas des entrepreneurs», prévient Mathias Rossi, professeur à la Haute école de gestion de Fribourg et responsable de l’Institut Entrepreneuriat et PME. «La personnalité compte beaucoup, estime Sébastien Jeanneret, qui cumule les casquettes de chef d’entreprise et de coach. Au-delà d’un tempérament de leader, il faut surtout avoir le goût de l’innovation et le désir de se lancer. Un entrepreneur par dépit, même s’il suit la meilleure des formations, deviendra rarement un bon entrepreneur.» Titulaire d’un MBA en marketing, il va jusqu’à penser «que la formation peut être contreproductive et qu’il faut parfois savoir désapprendre pour réussir».

Rien ne vaut «l’expérience acquise sur le terrain et la pratique du métier au contact des autres. Entreprendre, c’est un minimum de saine réflexion dans un maximum d’actions, estime Bastien Bovy, coach chez Genilem, une association qui accompagne les créateurs de start-up. Il faut aller vite, oser prendre des décisions, ne pas avoir peur de se tromper et surtout apprendre de ses erreurs.» En suivant ce raisonnement, la réussite d’un projet dépendrait plus de la personnalité de celui qui le porte que de sa formation initiale. Sur cette question, Eric Schmidt, coach en création d’entreprises pour l’association fribourgeoise Fri UP, est sans appel: «On dit souvent qu’un projet moyen soutenu par une bonne équipe, aboutira, alors que l’inverse est beaucoup plus rare.»

David Maurer, directeur de la PME neuchâteloise Colorix, nuance le propos. «Il y a une douzaine d’années, lorsque j’ai fini mes études d’ingénieur à la HE-Arc, j’ai regretté qu’il n’y ait pas de cours sur la création d’entreprise. L’idée, je l’avais déjà et les outils m’ont manqués pour lancer mon projet.» Aujourd’hui, comme pour beaucoup de dirigeants de PME, c’est le temps qui lui fait défaut pour envisager de se former. «Même si je le souhaitais, je ne peux plus me permettre de m’absenter pour suivre une formation. Ou alors, il faudrait qu’elle soit courte, spécifique et très rapidement profitable.» Le problème du temps, se double parfois d’un souci de coût. «Se former a un prix et on ne peut pas toujours multiplier les dépenses lorsqu’on se trouve en phase de démarrage», estime le Fribourgeois Florian Corthésy, à la tête d’Helvetibox, une start-up qui livre à domicile des produits typiquement suisses. Solution économique, lui s’est documenté sur la négociation des affaires en lisant des livres en dehors de ses heures de travail.

S’inspirer des autres

Mais que faire lorsqu’on ne trouve pas la réponse à son problème dans un cours? Qu’ils soient autodidactes ou non, les dirigeants répondent assez unanimement à cette question et évoquent l’importance du réseau. Henry Nidecker, directeur de la PME rolloise Nidecker, trouve «essentiel de pouvoir s’appuyer sur d’autres entrepreneurs. Les conseils de ceux qui connaissent vos problèmes sont importants et brisent la solitude des décideurs.» Profiter de l’expérience de ceux qui ont réussi, cette raison explique aussi le succès des rencontres comme les Matinales du créateur d’entreprise à Genève: «Nous avons lancé ce concept suite aux nombreuses demandes d’informations liées au lancement d’une entreprise, explique Jacques Folly, délégué au commerce à la Promotion économique genevoise. Une à deux fois par trimestre, une cinquantaine de personnes assiste à ces matinales où l’on discute de l’aspect juridique, de business plan et de fiscalité avant de rencontrer des entrepreneurs établis.»

A défaut d’un carnet d’adresses fourni, celui qui souhaite monter sa société peut bénéficier des ressources d’un incubateur. Très en vogue dans le milieu des start-up, la pratique se développe dans les cantons romands, qui disposent tous d’organismes d’accompagnement en création d’entreprises. Lieux d’innovation, d’émulation et d’échanges, l’environnement est idéal pour se lancer à moindre coût, tout en bénéficiant de soutien et des conseils de professionnels. «Le souci en Suisse, c’est que nous disposons de plus d’incubateurs que d’entrepreneurs», estime le coach Eric Schmidt. Au final, certains de ces lieux risquent de devenir des coquilles vides ou se remplissent d’entreprises fantômes. Jean-Claude Lachat, délégué à la Promotion économique du canton du Jura, reste confiant: «Comme pour toute zone d’activités économiques, il faut du temps pour attirer de jeunes entrepreneurs innovants dans un incubateur.»

Le vrai défi serait-il alors de susciter les vocations? L’école pour stimuler l’esprit entrepreneurial, l’idée s’applique déjà dans plusieurs cantons romands. Précurseur, le Valais a lancé le concept «Apprendre à entreprendre» il y a une quinzaine d’années. «L’objectif est de développer l’esprit d’entreprise chez les scolaires dès 15 ans. Dans certaines sections professionnelles, cet enseignement est obligatoire», indique Stéphane Dayer en charge du programme. La D.Academy, lancée par l’entrepreneur vaudois Patrick Delarive, sensibilise les enfants à l’entreprise dès 12 ans. De quoi leur laisser le temps d’apprendre à entre entreprendre!
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PORTRAITS

«Entreprendre, c’est un état d’esprit»
Pascal Meyer, directeur de QoQa.ch

Trouver des bons plans et mettre en vente des produits innovants sur internet: en 2005, le concept de Pascal Meyer a donné naissance au site QoQa.ch dans un garage. L’entreprise de Bussigny (VD), qui emploie une cinquantaine de salariés, gère désormais une communauté de 350’000 membres. Cette réussite exemplaire fait écho dans le monde des start-up. Autodidacte, Pascal Meyer ne mâche pas ses mots lorsqu’il évoque son métier d’entrepreneur. «Personne ne vous apprendra à diriger une entreprise. Il y a une part d’inné là-dedans! Entreprendre, c’est un état d’esprit. Il faut savoir se débrouiller, toujours croire en son projet, ne pas avoir peur de prendre des claques ou de faire des erreurs. On apprend de tout, même de ses gaffes!» La combativité, la volonté et le courage de se lancer, sont les traits de caractère qui définissent l’entrepreneur. «Si on dispose presque tous de ces qualités, on ne les exploite pas de la même manière. Certains se voient patron, d’autres préfèrent rester des exécutants.»

Diplômé en conception multimédia, le Jurassien n’est pas un familier de l’entreprenariat lorsqu’il lance sa société. «Je pratique l’autoformation: j’apprends sur le tas et demande des conseils quand je ne sais pas. Je consulte aussi des tutoriels sur le net pour résoudre des problèmes précis.» La multiplication des formations en entreprenariat, Pascal Meyer la regarde d’un œil circonspect. «Il y a sans doute des choses intéressantes dans ces enseignements, mais surtout beaucoup de blabla. Se frotter au monde de l’entreprise, au concret et au réel, il n’y a pas de meilleure école.»
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En incubation pour grandir tranquillement
Thierry Collomb, Elvetik Design

Lorsqu’il lance Elvetik Design, une entreprise spécialisée dans la botte de pluie stylisée, Thierry Collomb cherche «des gens pour l’aider à créer sa société et lui donner des conseils à un prix raisonnable». Electricien puis marin, ce Fribourgeois connaît peu le monde de l’entreprise. «J’avais déjà été à mon compte, mais sans créer et commercialiser un produit. Pouvoir bénéficier d’un réseau et être entouré par des professionnels me paraissait important avant de franchir le pas.» Une solution économique et pratique pour donner naissance à sa jeune pousse: passer par un incubateur d’entreprises. Dans le canton de Fribourg, il s’adresse à Fri UP, une association qui accompagne les sociétés existantes et en création. «J’ai présenté mon projet à des coach. Ils ont aimé le concept et mis un bureau à ma disposition dans l’incubateur de Sugiez (FR). Pour 50 francs par mois, je dispose de toute la logistique matérielle indispensable à la croissance d’une jeune entreprise.» Thierry Collomb peut aussi faire appel à un réseau de partenaires et d’experts. «Si j’ai un problème ou une question, mon coach m’oriente vers le bon contact. Il suit aussi la progression de la société depuis deux ans. Cette aide et ces services nous font gagner du temps avec mon associée, Sabrina Maquelin.» A ceux qui lancent leur start-up sans connaissance de l’entrepreneuriat, Thierry Collomb conseille l’incubateur. «Ce lieu est comme un cocon: il a permis à ma société de faire ses premiers pas et de grandir tranquillement.»
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«J’ai appris à être entrepreneur»
Alexandre Gauthier, Tebicom

Ingénieur en télécommunication, Alexandre Gauthier débute sa vie professionnelle comme salarié. Une idée, des rencontres, en 2004, il crée Tebicom à Villars-sur-Glâne (FR) avec quatre de ses collègues. «Nous travaillons dans les systèmes réseaux et la sécurité informatique. Chacun de nous a sa spécialité et ses compétences et c’est ensemble que nous avons appris à devenir entrepreneur.» Pour Alexandre Gauthier, la formation passe par un master en entrepreneuriat à la Haute Ecole de Gestion de Fribourg. «Malgré mes années d’expérience, j’avais l’impression de manquer d’outils pour faire croître notre entreprise de 35 employés. Ce master m’a permis de ne plus penser uniquement comme un ingénieur, mais aussi comme un entrepreneur. Il a conforté mes connaissances empiriques, révélé mes erreurs et les domaines où je pouvais encore progresser. J’ai aussi appris à être plus méthodique en mettant en place des concepts.» Alexandre Gauthier en est convaincu: «Entreprendre peut s’apprendre! Comme dans tous les domaines, il y a des outils qu’il faut maîtriser pour appréhender la création d’une société. Si des aptitudes humaines, comme le goût du risque ou le leadership, sont importantes et contribuent à la réussite d’un entrepreneur, conceptualiser une idée, faire un business plan ou une étude de marché, sont des techniques qui s’enseignent et s’apprennent.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.