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Ils suivent d’autres valeurs pour diriger

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Platon et Kant pour accompagner les cadres des entreprises? La démarche peut surprendre. Elle est cependant loin d’être isolée et rencontre même un écho grandissant en Suisse romande. Depuis 2008, l’Université de Fribourg propose une «Cure de philosophie pour cadres». Cette formation continue à succès, qui se veut «un temps d’arrêt pour réfléchir aux enjeux humains complexes auxquels sont confrontées les entreprises», accueille chaque année une quinzaine de participants. Autre manifestation de la tendance, le Projet Socrate, un collectif qui intervient à la demande auprès des entreprises et des administrations publiques. Quant au philosophe Jean-Eudes Arnoux, il a inauguré en 2013 à Lausanne un cabinet de consultation individuelle. Il a par exemple été sollicité dans des cas de mobbing, de décès survenu dans les locaux d’une société ou plus simplement pour des réorientations.

Gabriel Dorthe, cofondateur du Projet Socrate, constate une «demande sociale croissante» pour la philosophie. Alors que le management est devenu un domaine d’étude à part entière et que le nombre d’ouvrages et les offres de coaching n’ont jamais été aussi nombreuses, sur le terrain, les méthodes traditionnelles peinent parfois à répondre aux questionnements des dirigeants d’entreprises. «Les consultants arrivent souvent avec des power points tout préparés et de grands concepts creux.»

«Prendre du recul»

Mais en quoi consiste une approche philosophique de la gestion d’entreprise? «Tous les participants à notre programme ont en commun de vouloir prendre du recul et réfléchir aux valeurs présentes dans leur travail», indique Patrice Meyer-Bisch, philosophe et cofondateur de la Cure de philosophie pour cadres de l’Université de Fribourg. Les interrogations concernent tous les aspects du travail: la «contrôlite» aigue, qui devient parfois insupportable, les conflits de génération, la perte de confiance envers ses collaborateurs. Et même les choix éthiques les plus épineux. «Je me souviens d’une petite usine de composants pour l’horlogerie qui avait découvert après trois ans que ses pièces entraient dans la fabrication de mines antipersonnel», explique Patrice Meyer-Bisch, par ailleurs coordinateur de l’Institut interdisciplinaire d’éthique et droits de l’homme de Fribourg.

«Nous ne proposons aucun modèle alternatif mais un regard critique, note encore Patrice Meyer-Bisch. A chaque acteur d’analyser sa pratique avec des outils.» Les professeurs qui encadrent la cure «ne sont pas des coachs», poursuit l’économiste Paul H. Dembinski, un des intervenants du programme. L’objet est de mettre «la raison et les grands auteurs, d’Aristote à Paul Ricoeur, au service d’une interrogation. Les gens cherchent des recettes à appliquer immédiatement, mais la philosophie n’est pas un livre de cuisine.»

Dans sa consultation, le philosophe Jean-Eudes Arnoux insiste sur la «mise à distance des émotions». «Depuis 15 à 20 ans, la grande tendance est à l’expression des émotions. Je trouve que cela produit des effets parfois négatifs, si on se limite à cela. L’émotion donne un ressenti, mais il faut surtout savoir introduire du recul, du temps, de l’analyse. Et la philosophe est le moyen idéal.»

Renouveau religieux

Autre approche qui se distancie des méthodes actuelles, la religion constitue aussi une ressource prisée de certains patrons en recherche de conseils ou tout simplement d’inspiration. Dans le canton de Zoug, le Forum Eglise et Economie réunit chaque année des dirigeants économiques et des représentants de l’Eglise catholique, à l’initiative de cette dernière. Ses conférences réunissent facilement de 150 à 200 personnes. L’association Entrepreneurs chrétiens suisses (ECS), fondée en 1984 en Suisse alémanique, compte 500 personnes dans son annuaire en Suisse romande, où elle connaît un véritable renouveau. Depuis 2013, des afterworks sont organisés régulièrement à Versoix, Morges, Crissier, Lausanne, Estavayer-le-Lac, Lucens et Montreux. Et une plateforme internet, www.christian-leaders.net, regroupe désormais diverses organisations entrepreneuriales et offre un large éventail de séminaires et formations dans tout le pays.

Parmi les dirigeants d’entreprises qui puisent leur approche du management dans leur foi, on trouve Bernard Russi, à la tête du groupe hôtelier Boas, ou Jürg Läderach, responsable de la célèbre confiserie glaronnaise qui porte son nom. C’est le cas également de Joël Loba, pâtissier-confiseur à Lausanne, installé à son compte depuis 2013, qui revendique ouvertement tirer ses idées dans les Ecritures. «La création de l’entreprise, sa stratégie et mon approche quotidienne du business sont inspirées par la Bible. Bien entendu je ne vais pas y trouver comment lancer mon prochain gâteau en pâte à sucre! Par contre un verset indique qu’un homme sage doit s’entourer de ‘bons conseillers’. Avant de créer un nouveau produit, je vais donc consulter un cercle de personnes, chrétiennes ou non, mais toujours avisées, pour recueillir leur avis.»

La méthode n’est peut-être pas spécifiquement chrétienne. Tout comme le fait de donner 10% de son chiffre d’affaires à l’Eglise ou des associations, et de ne pas «être dans une logique de rentabilité uniquement», pratique basée sur le verset de l’Evangile de Luc: «Donnez et vous recevrez.» Cependant, pour ce trentenaire protestant, qui partage ses convictions et son métier avec sa femme, s’en remettre à Dieu est une «attitude de cœur, un cheminement indispensable».

L’éthique chrétienne peut parfois se révéler très exigeante. Ne pas mentir, chercher le contentement au lieu du profit à tout prix, rester honnête… «S’il suit ces exigences bibliques, un dirigeant peut atteindre sa limite financière ou personnelle, des contrats lucratifs ou des partenariats attractifs peuvent tomber à l’eau, constate Monika von Sury, vice-présidente de l’association ECS et entrepreneuse. Mais le management honnête est payant car il crée des liens de confiance qui permettent d’assoir la prospérité de l’entreprise à long terme.»
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TEMOIGNAGES

«Je n’évoque jamais ma foi spontanément»
Bernard Russi, directeur du groupe hôtelier Boas

A la tête d’un groupe de 1500 collaborateurs, qui comprend près de 40 établissements — EMS, hôtels, restaurants et centre thermal — Bernard Russi, 64 ans, précise: «Je fais la part des choses et ne vais jamais évoquer spontanément ma foi devant des collaborateurs ou des clients.»

Issu d’une famille protestante, c’est il y a près de 30 ans que Bernard Russi devient chrétien évangélique. «Certains principes fondamentaux m’ont convaincu», explique sobrement le dirigeant. En 1989, lorsque cet ancien gendarme fonde, avec sa femme, leur groupe d’hôtellerie et de soins, ils le nomment d’après un verset biblique tiré du livre des Rois et qui signifie «en Lui est la force». «Je ne connais pas la Bible par cœur mais je la lis lorsque j’en ressens l’envie ou le besoin. J’ai surtout une conviction et une ligne de conduite que j’essaie de suivre depuis des années, basée sur l’honnêteté et le respect des collaborateurs, des clients et des fournisseurs.» Face aux défis multiples d’un grand groupe et à la course du quotidien, Bernard Russi prend le temps de prier, parfois au sein d’un petit groupe de dirigeants. «Le vendredi matin, à six heures, on se rencontre de manière informelle et en toute simplicité. Tout le monde se connaît.»

Sur le conseil de l’un de ses amis, Bernard Russi a mis en place, au sein de son entreprise, un service original, dont les fondements sont chrétiens: un accompagnant, formé au métier d’assistant social, qui écoute les employés confrontés à tout problème d’ordre privé ou professionnel. «Cette personne a toute liberté d’écouter et tout pouvoir d’aider, mais toujours de manière neutre et anonyme. Si nécessaire, elle peut plaider une situation devant la direction générale. Nous trouvons toujours une solution et bien des situations peuvent être ainsi débloquées.» Depuis sa mise en place il y a trois ans, ce service a trouvé sa place parmi les collaborateurs.
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«Les valeurs chrétiennes imprègnent toute notre entreprise»
Jürg Läderach, directeur des chocolats Läderach

Jürg Läderach, 54 ans, a été profondément marqué par la façon dont les paroles de la Bible ont été mises en pratique dans sa famille. Il a succédé en 1994 à son père, Rudolf Läderach Junior, à la tête du l’entreprise de fabrication de chocolats Läderach, basée à Ennenda (GL). «Nous sommes d’une famille protestante réformée. Pour mon père, ces convictions se reflétaient naturellement au quotidien, au travail. Trois valeurs étaient fondamentales pour lui, et j’essaie autant que possible de les poursuivre: être franc, amical et fiable.» Avant de prendre les commandes de l’entreprise, Jürg Läderach a travaillé aux côtés de son père pendant une dizaine d’années. «J’ai alors compris comment ses valeurs s’appliquaient concrètement.»

Jürg Läderach entame chaque réunion de son conseil d’administration par la lecture d’un verset biblique, une façon de mettre en perspective les enjeux de l’entreprise. La Bible a toujours été une source d’inspiration pour l’entrepreneur. «Le commandement ‘respecte ton père et ta mère’ m’a beaucoup aidé. Combien de fois ai-je voulu foncer, faire passer une idée à tout prix ou à toute vitesse! J’ai peu à peu réalisé qu’il fallait parfois prendre le temps, ne pas forcer les choses, et que, au contraire, une idée amenée sans aucune pression ni exigence avait parfois plus de poids.»

Aujourd’hui, les convictions familiales inspirées par la Bible imprègnent toute l’entreprise. «Une personne qui travaille chez nous doit accorder une grande importance aux valeurs d’honnêteté, de fiabilité et de confiance. Peu importe sa confession. Je suis conscient qu’une culture d’entreprise est très influencée par le dirigeant, par ses paroles et surtout ses actions. Quand il y a un problème, j’essaye d’en parler ouvertement. Je tente aussi de garder un contact assez pragmatique et direct avec les équipes sur le terrain. Visiblement beaucoup de gens estiment cette culture d’entreprise ouverte: nous avons eu près de 600 candidatures spontanées cette année, un record!»
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«Je n’embauche jamais sans l’aval de tous les salariés»
Daniel Hofmann, directeur de Metallover, constructions métalliques

A la tête d’une entreprise de constructions métalliques et d’artisanat haut de gamme d’une vingtaine d’employés à Carouge (GE), Daniel Hofmann, 52 ans, estime que l’approche philosophique est essentielle pour tout dirigeant.

«Je n’ai pas fait de grandes études et j’ai découvert la philosophie sur le tard.» Parmi ses lectures, le philosophe allemand Eckhart Tolle ou le français Frédéric Lenoir, «qui parlent d’amour, un mot qu’on n’ose pas utiliser dans notre métier, le bâtiment, alors qu’on devrait en parler tous les jours.» Lorsqu’il était à la tête de l’association Metal Genève, il n’a pas hésité à solliciter le Projet Socrate pour une conférence, convaincu que la philosophie est indispensable en entreprise.

Selon lui, être chef d’entreprise relève d’une responsabilité sociale «extrême». «Je considère que je ne suis pas seulement responsable de 19 personnes, mais aussi de leurs familles. Un chef d’entreprise est aussi garant de l’ambiance dans son entreprise. Si je suis stressé et que je véhicule des choses négatives, cela se répercutera ensuite à la maison!»

Avec son frère, qui codirige avec lui l’entreprise familiale, il a mis en place une charte éthique autour de six valeurs: «Règle de l’art, amour du métier, relation humaine, respect, fidélité et confiance. C’est le fondement, l’essence de l’entreprise et on tisse autour.» Au quotidien, cela signifie régler les conflits qui peuvent éclater dans l’atelier autour d’une table, ou n’embaucher quelqu’un qu’avec l’aval de tous les employés quant à ses qualités humaines et professionnelles.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.