counterfeit cialis

Je suis paysan et multi-entrepreneur

Le revenu des agriculteurs suisses n’a cessé de baisser au cours des 25 dernières années. Pour s’assurer des revenus suffisants, ils sont nombreux à exercer une activité professionnelle en dehors de leur exploitation.

«Je suis en séance.» Drôle de SMS, pour un paysan! Pourtant, c’est bien le numéro de Thierry Haussener, agriculteur à Dombresson, dans le canton de Neuchâtel. À moins que ce ne soit du jargon, que la jeune génération d’exploitants agricoles se déclare «en séance» avec Blanche et Timea, lorsque les aïeux «gouvernaient» Marguerite et Patty? Eh bien non. Thierry Haussener est ce jour-là bien «en séance». Comme près de 35% des chefs d’exploitation de Suisse, le jeune homme a une deuxième vie: le tracteur rangé, il devient mécanicien-électricien.

Les agriculteurs helvétiques qui exercent une deuxième, voire une troisième profession en dehors de leur exploitation ne sont pas rares. Selon les cantons, leur nombre varie toutefois. D’après les estimations des chambres cantonales d’agriculture, ils seraient 70% en Valais, contre 10% seulement à Neuchâtel. Un écart qui s’explique notamment par la taille des exploitations (11.5 hectares en moyenne en Valais, 39 à Neuchâtel). Les plus petits domaines n’occupent pas forcément le paysan à 100% et surtout ne suffisent pas à faire vivre une famille. «Plus les années passent, plus il faut d’hectares pour dégager un revenu suffisant», explique François Erard, directeur d’AgriGenève. Mais comme le rappelle volontiers Jacques Bourgeois, directeur de l’Union Suisse des Paysans et conseiller national PLR, le sol n’est pas extensible et, chaque année, les terrains agricoles se voient un peu plus grignotés par le bétonnage.

Une affaire de génération

La surface du domaine ne constitue toutefois pas la seule variable. Avec des exploitations de belle taille en comparaison suisse (29 hectares en moyenne, 19.5 pour la Suisse), le canton de Genève estime tout de même à 30 % le nombre de ses chefs d’exploitation pluriactifs. François Erard explique: «Il s’agit d’une spécificité genevoise. La majorité des agriculteurs a déjà une formation dans un autre domaine avant de reprendre la ferme familiale. Si la rentabilité économique n’est pas au rendez-vous, ils continuent à travailler à côté de l’exploitation.»

Sur ce point, les profils diffèrent également de génération en génération. Les agriculteurs les plus âgés ont souvent tendance à prendre un deuxième emploi sur le tard, alors que les plus jeunes ont déjà une autre formation, une expérience professionnelle dans un domaine différent, et ne reprennent la ferme que dans un deuxième temps.

La situation financière difficile de la branche est le premier facteur qui pèse sur le choix d’exercer une deuxième activité. Certains secteurs autrefois rentables ne rapportent aujourd’hui presque plus rien. Selon les estimations de l’Office fédéral de la statistique (OFS) pour 2015, la situation ne va pas s’améliorer, avec un recul du revenu sectoriel de 10.9% par rapport à l’année précédente. En cause: les prix du lait, du porc et de la betterave sucrière. Toutefois, certains agriculteurs soulignent également travailler «à l’extérieur» par choix, pour les contacts, les expériences intéressantes, et parce qu’ils ont, parfois, du temps.

Le phénomène semble aujourd’hui plus important qu’il y a un demi-siècle (l’OFS ne dispose pas de statistiques détaillées sur plusieurs années), mais les spécialistes de la branche refusent de peindre le tableau en noir. Ils estiment peu probable que tous les paysans soient un jour contraints d’avoir un deuxième métier. Toutefois, ils reconnaissent que, pour beaucoup d’agriculteurs, la situation est problématique. «Un agriculteur qui possède une exploitation qui l’occupe à 100% devrait en retirer un revenu décent qui permette de faire vivre sa famille et d’investir dans son outil de production, estime Jacques Bourgeois. En comparaison avec des secteurs économiques similaires, comme d’autres PME, les paysans enregistrent un revenu 30% à 40% plus faible. Ce fossé doit à l’avenir être comblé.»
_______
PORTRAITS

«Aujourd’hui, nous pouvons vivre correctement»
Thierry Haussener, agriculteur et mécanicien-électricien

Quand il reprend l’exploitation agricole de sa belle-famille en 2010, Thierry Haussener, mécanicien-électricien chez Schumacher et Cie, n’imagine pas qu’il sera toujours actif dans le secteur des machines cinq ans plus tard. «Je voulais vraiment m’investir complètement dans le domaine et être à la ferme pour être près de mes enfants.» Mais en 2012 déjà, le couple déchante. «Entre ce qui rentrait et ce qui sortait, ça n’allait pas». Malgré un chiffre d’affaires de 190’000 francs, la famille peut au mieux «survivre», pas investir. «On ne réalise pas toutes les charges qu’il y a sur une exploitation.»

Thierry Haussener décide alors de reprendre activement son ancien travail. Aujourd’hui, ce bientôt quadragénaire travaille à 40 % comme mécanicien-électricien de précision, et à 60% sur la ferme de Dombresson (NE), même s’il reconnaît du bout des lèvres qu’il est plus proche des 70 heures par semaine que des 40. «Je travaille énormément sur l’exploitation.» Question revenus, c’est plutôt l’inverse: «La ferme me rapporte 40%, mon autre profession 60%.» Et grâce à son épouse qui travaille à temps partiel comme secrétaire dans une assurance, le couple dit aujourd’hui pouvoir «vivre correctement».

Comme nombre de paysans suisses, Thierry Haussener a arrêté de produire du lait. «En 2013, les normes ont changé et notre bâtiment n’était plus adapté. Comme le prix du lait avait plongé, je n’ai pas voulu reconstruire.» Aujourd’hui, quand il chausse ses bottes d’agriculteurs, c’est pour prendre soin de ses cultures (32 hectares) et des bêtes pour l’engraissement (30 têtes). L’avenir reste à ses yeux aussi incertain que la météo: «Je ne pourrai pas continuer à ce rythme jusqu’à 60 ans. Plus tard, lorsque les enfants seront grands, cela ne me dérangerait pas de gagner moins pour me consacrer uniquement à l’agriculture.»
_______

«Je gagne un peu plus en travaillant un peu moins»
Emmanuel Gillabert-Claret, agriculteur et chauffeur

Même perché sur les hauteurs de son alpage valaisan, Emmanuel Gillabert-Claret n’est pas à l’abri des remous qui agitent le monde paysan suisse. L’agriculteur du Val d’Illiez, né en 1969, a dû se faire une raison: son modèle d’exploitation, inchangé depuis la reprise de la ferme au milieu des années 1990, tenait mal le tournant du siècle. «En 2012, le prix du lait a chuté à 45 centimes. Avoir des vaches laitières en région de montagne, cela représente beaucoup de frais. Il y a le vétérinaire, les inséminations, l’électricité, les produits de nettoyage… Ce n’était plus viable.» Le Valaisan abandonne alors la production de lait et se concentre sur la viande de boucherie. «Le prix de la viande est à peu près stable. Et que je traie ou non, je reçois les mêmes paiements directs de la Confédération pour l’entretien du paysage.»

Emmanuel Gillabert-Claret compense le manque à gagner en devenant chauffeur. «Comme j’avais déjà le permis poids-lourd, ce choix m’a semblé naturel. Et puis, je dépannais déjà de temps en temps avant ça.» En automne, il redescend les bêtes de l’alpage dans des camions pour le bétail, en hiver, il conduit les cars de touristes vers les stations. Le métier de chauffeur, qui occupe en moyenne 20% de son temps, est une activité très irrégulière, dépendant à la fois du travail à la ferme et des besoins des clients. Mais elle lui permet d’augmenter en moyenne ses revenus de 15 à 20%. «De manière générale, je gagne un peu plus et travaille un peu moins.» Un apport non négligeable lorsque, comme lui, on a une épouse au foyer et deux filles.

S’il le pouvait, lâcherait-il le volant? Il hésite: «J’aime assez ça, conduire. Je ne le ferais pas comme activité principale, mais au rythme actuel, cela me convient bien.»
_______

«Le revenu de maçon finance la ferme»
Olivier Pasche: agriculteur et maçon

En 2000, Olivier Pasche reprend l’exploitation familiale d’Oron (VD), qui dégage entre 180’000 et 250’000 francs de chiffre d’affaires. La diversification des activités fait partie de son projet dès le départ. «J’ai fait une formation de cuisinier en France afin de pouvoir ouvrir une table d’hôte. Le contact avec les gens et mettre en avant les produits de ma ferme, cela m’a tout de suite plu.» A l’époque, l’exploitation de 34 hectares ainsi que les vaches laitières occupent quatre personnes: le Vaudois, son père, sa femme et un employé.

Le succès est au rendez-vous et l’agriculteur de 43 ans passe en quelques années de 25 à 250 couverts par semaine. «Je me consacrais presque à 100% à la production de denrées alimentaires (viande, légumes, fruits), à la cuisine et au service. C’est à cette époque que mes revenus étaient les plus importants.» En 2010 toutefois, la loi sur l’aménagement du territoire change et Olivier Pasche doit se mettre aux normes. «Je ne pouvais pas investir, ça n’aurait pas été rentable. J’ai dû arrêter.» Dans la foulée, il se sépare également de ses vaches laitières.

Il commence alors à donner des coups de main à un ami maçon. «Cela compensait un peu la perte financière.» Aujourd’hui, la maçonnerie l’occupe à 60%. «Cette activité fait vivre ma famille (il a quatre enfants, ndlr.) et, certaines années, le revenu de maçon finance même la ferme.» Comme «ça va dur» dans l’agriculture, il a d’ailleurs choisi d’augmenter son pourcentage sur les chantiers. «Je vais faire une communauté d’exploitation avec un autre paysan. Il aura ainsi plus de travail sur la ferme, et moi davantage de temps pour être maçon.» Son plus grand regret est d’avoir dû abandonner la table d’hôte: «On m’a encouragé à me diversifier pour me mettre ensuite des bâtons dans les roues. La table d’hôte rendait l’exploitation viable. Produire de la nourriture de qualité et l’offrir directement aux gens était très valorisant.»
_______

«Exercer différents métiers est enrichissant»
Walter Burri, agriculteur, employé communal et juge

Quarante hectares de céréales et de prairies, 15 vaches allaitantes pour produire des veaux, un petit verger, quelques poules, 220’000 francs de chiffres d’affaires environ: à première vue, rien ne distingue vraiment Walter Burri d’un autre paysan du Nord vaudois. Si ce n’est un travail comme employé communal. Et surtout, un poste de magistrat de première instance. Né en 1961, l’agriculteur d’Orges (VD) a repris la ferme exploitée par son père en 1991. «Nous sommes fermiers, le terrain appartient à la Confédération», précise-t-il. Avant d’ajouter, réjoui: «Mais il y a un mois, nous avons pu acheter les bâtiments. Maintenant, notre maison nous appartient.»

En 2002 déjà, il arrête la production laitière, qui lui paraît «trop peu naturelle». C’est alors qu’il commence à travailler comme employé communal, «parce que j’avais du temps et pour compenser le manque à gagner». Lorsqu’en 2012, il a l’opportunité de postuler comme juge au Tribunal d’arrondissement de la Broye et du Nord vaudois, il saute sur l’occasion. «J’ai toujours été très actif dans les sociétés et passionné par la chose publique. C’est un travail très intéressant et je me rends utile.» Aujourd’hui, ses deux emplois accessoires l’occupent à quelque 25%, et lui rapportent environ 30% de son revenu. «Et ma femme travaille dans la restauration. Sans nos activités annexes, nous n’aurions jamais pu acheter.»

Père de quatre enfants, il a un fils en apprentissage agricole. «Je ne me fais pas trop de soucis pour lui. En gérant bien la ferme, en s’adaptant aux exigences politiques, on arrive à s’en sortir. Et puis, il y a plein de jeunes qui font d’autres études et qui se retrouvent au chômage. Ça, c’est un vrai problème.» Bien sûr, il trouverait «idéal» que les agriculteurs puissent avoir un revenu «intéressant» en faisant uniquement leur métier. Mais lui n’arrêterait pas ses deux autres emplois: «J’aime le contact avec les gens, c’est enrichissant.» Et il ne parle pas d’argent.
_______

Une version de cet article est parue dans PME Magazine.