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Apelab, multiplicateur de possibles

Cinéma, animation, jeu vidéo… Aux frontières des genres, le studio de production genevois veut révolutionner le monde de la fiction interactive.

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Si Apelab comptait bouleverser les habitudes avec IDNA, son premier projet d’animation, c’est réussi. C’est une chose de regarder ce polar futuriste sur sa tablette, c’en est une autre de le voir s’adapter à chacun de nos mouvements. Étrange sensation de passer d’une posture de témoin passif à celle de metteur en scène de l’histoire qu’on est en train de suivre… «Tout le défi consistait à plonger le spectateur plus profondément dans l’intrigue en lui permettant de regarder là où il le souhaite, en jouant simplement avec l’orientation de sa tablette», explique Sylvain Joly l’un des quatre étudiants de la Haute École d’Art et de Design de Genève à l’origine du projet.

Diffusé fin 2013 sur le web, IDNA a aussitôt profité d’un buzz favorable. Les médias anglo-saxons, du très geek Wired au très sérieux New York Times, se sont enthousiasmés pour une technologie qui affranchit l’utilisateur des limites de l’écran du PC ou du salon pour l’emmener vers des univers à 360°, nettement plus immersifs. Pratique, ludique, bluffant, le système a aussi l’avantage de séduire ceux que rebute l’usage d’une manette ou d’un clavier, en proposant une interface simplifiée à l’extrême.

Ce succès d’estime, prolongé par les impressions positives recueillies sur les premiers salons spécialisés, a vite conduit les jeunes diplômés à changer d’échelle pour passer d’un projet d’école à un projet d’entreprise. Une ambition concrétisée en mars 2014 par la création d’Apelab, leur propre studio de design et de production. Rapidement, la start-up se concentre sur les contenus interactifs et développe ses propres technologies pour mieux exploiter les possibilités d’un concept maison, la narration spatiale.

L’idée? Aux progrès du matériel doit répondre une évolution de la manière même d’imaginer, de mettre en scène et de raconter une fiction. Dix-huit mois plus tard, la société compte cinq personnes à temps plein auxquels s’ajoutent une demi-douzaine de développeurs freelances issus d’univers graphiques variés, du cinéma au jeu en passant par la BD et la création graphique au sens large. Une variété qui nourrit l’imaginaire collectif: l’équipe s’apprête à commercialiser son premier projet, la série d’animation interactive Sequenced (voir en encadré ci-dessous).

Nouveaux supports, nouvelles narrations

Au-delà des tablettes ou des smartphones, l’arrivée prochaine sur le marché des casques de réalité virtuelle ouvre de nouvelles perspectives à la start-up. La commercialisation début 2016 de l’Oculus Rift, conçu par une filiale de Facebook, précédera de peu la sortie du Morpheus signé Sony et celle du Vive de HTC. Plus d’écran, plus de souris ni de manettes mais un plaisir de jeu renouvelé, au centre d’une réalité virtuelle en trois dimensions.

Pour des producteurs de contenus comme Apelab, reste une inconnue: les consommateurs suivront-ils? «C’est tout le risque de développer des projets pour des supports qui n’existent pas encore», sourit la CEO d’Apelab, Émilie Joly. La jeune dirigeante est convaincue d’une chose: «Le meilleur casque du monde n’est rien sans une bonne histoire. Pour les géants du secteur, le vrai défi sera de proposer des contenus de qualité.»

Daniel Sciboz, professeur au sein du Master Media Design de la HEAD, renchérit: «Le fait de se mouvoir dans un univers 3D nécessite une refonte totale de la manière dont on conçoit une fiction. Une plongée à 360° change totalement notre manière actuelle de jouer. Le gamer doit pouvoir trouver de nouvelles opportunités partout où il pose le regard».

Dans ce contexte, rien d’étonnant à ce que la narration spatiale chère à Apelab intéresse une industrie du divertissement attentive aux initiatives prometteuses. Si l’heure est encore aux démos, des acteurs comme Dreamworks ou Lions Gate commencent à s’intéresser de près à la question des contenus, voire à lancer leurs propres studios. Mais aucun ne propose encore de scénarios interactifs comparables à ceux que propose Apelab… «Compter parmi les pionniers de la narration interactive nous donne une plus grande visibilité», estime Émilie Joly. De la Game Developers Conference à San Francisco au Game Show à Tokyo en passant par la Gamescom de Cologne, le savoir-faire de la start-up genevoise lui a permis de marquer des points. Preuve d’une réputation grandissante, un producteur d’Ubisoft a récemment intégré le board d’Apelab où il a rejoint Alex McDowell, créateur des univers de films comme Watchmen, Minority Report ou Fight Club. Une célébrité dans l’univers des designers, et un allié précieux sur un marché émergent dont chacun soupçonne l’énorme potentiel, sans savoir encore où il mènera.

Objectif: levée de fonds

Avant de voler de ses propres ailes, la jeune start-up a pu compter sur le soutien de son ancienne école, notamment au travers de la Fondation Ahead qui a accompagné ses premiers pas. La structure retient chaque année deux projets entrepreneuriaux parmi les plus prometteurs de l’école, explique son président Christian Pirker qui s’enthousiasme: «Innovant, économiquement prometteur, bien pensé: le projet d’Apelab était tout simplement brillant.» Hébergé gratuitement pendant 18 mois au cœur du Design Incubator de la Fondation, la start-up a pu bénéficier d’un soutien aux formes variées: coaching, accompagnement commercial, conseils financiers et juridiques…

Reste qu’inventer un nouveau langage et multiplier les possibles reste un défi coûteux. «Le budget d’un projet comme Sequenced dépasse le million de francs», confie Émilie Joly. D’où un besoin d’argent frais que le financement participatif des débuts ne suffit plus à combler, et la nécessité de se tourner vers les investisseurs publics et privés. A quelques mois de la sortie de Sequenced, qui fera figure de premier vrai test de rentabilité économique, Apelab est précisément en train de boucler sa première levée de fonds.

Un autre type de défi… Convaincre les investisseurs de l’intérêt économique du jeu vidéo ne va pas toujours de soi. Une question d’habitude, à en croire Émilie Tappolet: «Le marché n’est pas aussi mature qu’aux États-Unis où les investisseurs connaissent mieux les risques et les opportunités de ce secteur.» Le phénomène se comble pourtant progressivement, à l’heure où l’industrie créative se structure à Genève comme dans toute la Suisse. L’apparition de nouvelles filières professionnelles en est une preuve, au même titre que l’implication d’acteurs comme Pro Helvetia, la fondation suisse pour la culture qui accompagne la création d’entreprises dans le domaine numérique. De nouvelles petites sœurs pour Apelab?
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ENCADRE

Sequenced: la première série interactive à 360° est suisse

Un jeu? Pas vraiment. Une série animée? Non plus. Commercialisée début 2016, Sequenced est la première série d’animation interactive sur 360°. En fonction des mouvements du spectateur/joueur, l’histoire évolue à chaque visionnage, orientant à chaque fois l’intrigue dans de nouvelles directions… Une manière d’ouvrir de nouvelles portes qui rappelle la manière dont les «livres dont vous êtes le héros» donnèrent les clefs de l’histoire aux lecteurs, à la fin des années 70. Les quelques images disponibles sur le web laissent entrevoir un monde futuriste et poétique au dessin clair, proche de la BD.

Les premières réactions sont flatteuses: avant même de voir le jour, le projet a remporté le prix Best in Play à la Game Developers Conference, en Californie, puis le Grand Prix Imaginove de Lyon en 2014, avant d’être nominé deux fois cette année lors de la Game Connection de San Francisco. Développé pour les tablettes et les smartphones iOS et Android comme pour les casques de réalité virtuelle, Sequenced sera également accessible sur l’Oculus Rift et le HTC Vive. Si le succès est au rendez-vous, plusieurs épisodes seront mis en ligne au fil du temps: le pilote est en cours de production et deux autres volets sont en production.

Le tout devrait être disponible sur Steam, Google Play et l’Apple Store dès janvier, à un prix qui qui ira de 3 francs pour la version mobile à 11.99 francs pour les casques de réalité virtuelle. À suivre…
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.