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Tutoyer son patron, une familiarité très codifiée

Pour suggérer un management moins hiérarchisé, certaines entreprises demandent à leurs employés de renoncer au vouvoiement, de l’apprenti jusqu’au CEO. Mais la démarche peut susciter le malaise. Explications.

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«A l’armée, un lieutenant m’avait dit que si je voulais me faire respecter en tant que sous-officier, je devais obtenir de mes recrues qu’elles me vouvoient, se souvient Christophe Barman. A mes yeux, c’est une notion totalement dépassée.» A la tête de Loyco, PME genevoise de conseils en assurances, RH, comptabilité, fiscalité et gestion des risques, le jeune chef d’entreprise a érigé le tutoiement en norme. Un choix qui s’inscrit dans une culture d’entreprise «plus libérée»: horaires flexibles, possibilité de travailler à la maison ou à temps partiel, absence de dress-code. Le management fonctionne sans objectif chiffré, «car cela a tendance à casser des dynamiques de partage, de solidarité et d’entraide». Au contraire, c’est «le collaborateur qui co-crée son poste», en proposant des projets pour lesquels il aimerait s’investir. Cela induit la hiérarchie la plus horizontale possible. «Il y a une direction de six personnes, ce qui permet de prendre des décisions plutôt rapidement, mais c’est tout. Le vouvoiement est un dogme dont on n’a plus besoin. Un vrai leader donne la possibilité aux gens d’entreprendre: il inspire davantage qu’il ne contrôle.»

Une approche informelle qui ne peut fonctionner que dans une petite entreprise? Pas du tout. Cette culture ouverte est appliquée dans des firmes telles que PricewaterhouseCoopers ou Local.ch/Search.ch (1000 employés dans toute la Suisse). «Le tutoiement facilite les choses. Il rend les échanges plus directs et permet des processus ‘sans friction’, avec très peu de formalités», avance Gregor Faust, attaché de presse de Local.ch/Search.ch.

Une démarche qui ne va pas de soi

On l’imagine, de nombreuses entreprises romandes n’adhèrent pas à la tendance. Ainsi Didier Ecoffey, boulanger-pâtissier-confiseur à Romont (FR), a pour principe de vouvoyer ses salariés, car il estime que c’est «une question de respect». «Cela n’a rien à voir avec mon secteur d’activité. J’estime que le vouvoiement instaure une petite distance bénéfique dans les relations de travail. Il permet de rappeler que l’on se trouve dans un cadre professionnel.» Il arrive à Didier Ecoffey de tutoyer certains salariés, par exemple les apprentis, qui le vouvoient en retour. «Ce n’est pas pour les rabaisser, mais pour leur rappeler qu’il y a des ordres, un chef. On n’est pas dans des relations copain-copain.» Le directeur de PME tutoie aussi certains employés qu’il côtoie depuis vingt-cinq ans, et précise que «c’est venu naturellement. Cela ne change rien aux rapports de travail au quotidien.»

Rester naturel, c’est bien là que réside la difficulté quand le tutoiement est imposé et que, justement, il ne survient pas spontanément. Pour Michel Regueiro, co-fondateur d’Aspediens, société de conseils en informatique basée à Nyon qui tient à conserver «l’esprit start-up» de ses débuts, la facilité à tutoyer est un indicateur fort de la compatibilité d’un collaborateur avec sa PME. «Si je perçois un candidat comme un futur collègue, je le tutoie pour tester s’il adhère à notre culture d’entreprise, s’il va pouvoir s’intégrer.»

Car tutoyer son supérieur ne va pas de soi. Chez Swisscom, la pratique s’est généralisée depuis 2008, même entre les apprentis et le CEO. Mais elle ne s’est pas totalement implantée. Le changement prend plus de temps en Suisse romande qu’en Suisse alémanique. A leur arrivée dans la maison, les apprentis y vouvoient encore les responsables durant un certain temps. «Les cantons romands ont aussi gardé le vouvoiement à l’entretien d’embauche. Et dans les corridors à Lausanne, on me dit plus facilement ‘Bonjour Christian’ de manière formelle qu’à Berne ou Zurich», reconnaît le porte-parole du groupe Christian Neuhaus.

Egalité «de surface»

«Lorsque le tutoiement est imposé en entreprise, on suggère par le langage que toute l’organisation est horizontale, ce qui est un leurre, analyse Stéphanie Pahud, linguiste et enseignante-chercheuse à l’Université de Lausanne. Il y a toujours une hiérarchie. Cette décision linguistique est problématique car elle instaure une égalité de surface.»

Plusieurs chercheurs ont travaillé autour de la notion de «tutoiement managérial». Le risque principal, dans une relation professionnelle, se trouve dans l’apparition des émotions. «Dans la langue française telle qu’elle est codifiée aujourd’hui, le vouvoiement traduit la distance que l’on garde avec certaines catégories socio-professionnelles, poursuit la chercheuse. Le tutoiement, au contraire, suggère la familiarité et l’égalité de statut. Ce code varie bien entendu selon l’âge, le milieu socio-culturel et linguistique. Mais habituellement, on tutoie principalement des gens dont on est proches. C’est avec eux que l’on entretient des échanges intimes, impliquant des émotions (colère, tristesse, exaltation). Les entreprises qui court-circuitent ces normes prennent le risque que ces affects parasitent les interactions professionnelles.»

Laure Jacquat, responsable de 38 salariés dans sa boulangerie d’Echandens (VD), garde un très mauvais souvenir du tutoiement dans sa PME. «J’avais embauché une amie. Au début, tout se passait bien. Mais le rapport instauré par le tutoiement lui a permis de dépasser certaines limites. Depuis, je demande aux employés de me vouvoyer, même ceux qui me connaissent depuis dix-sept ans! La familiarité du tutoiement peut déteindre sur le travail: retards, manque de régularité, etc. Le vouvoiement évite les débordements. Et il n’empêche pas la convivialité.»

Risques limités

Ce risque de débordement reste cependant limité car, dans la réalité, les codes de politesse, souvent tacites, impliquent aussi d’autres aspects. Tape sur l’épaule, bises et vocabulaire sont autant d’éléments qui permettent de comprendre à quelle distance se placent deux interlocuteurs qui se tutoient. Tout comme en anglais, le niveau de langage utilisé permet parfaitement de savoir comment l’on se positionne vis-à-vis d’une personne malgré l’utilisation du même pronom «you». Ainsi, même si le tutoiement est instauré dans une organisation, les distances hiérarchiques se manifestent toujours.

Par ailleurs, même s’ils sont décrétés par l’entreprise, vouvoiement et tutoiement sont d’abord des postures, c’est-à-dire des codes qui rendent visible la relation entretenue entre collègues. «J’ai déjà observé des cadres se vouvoyer lors d’une rencontre externe, à l’international, alors qu’en interne, ils se tutoyaient», se souvient Stéphanie Pahud. A l’hôtel lausannois Beau-Rivage Palace et dans beaucoup d’autres établissements du même statut, le vouvoiement entre collaborateurs est préconisé en présence des clients.

Pour les salariés qui seraient mal-à-l’aise avec le tutoiement, la linguiste rappelle que celui-ci se décide à deux. Et, comme le conseille Patricia Malanda, coach personnelle et cofondatrice du cabinet de management Calliopée, à Genève, un salarié ne doit pas hésiter à expliquer son malaise. Quitte à demander un peu de temps pour passer du «vous» au «tu».
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.