KAPITAL

Small is beautiful

Les cadres de multinationales sont de plus en plus nombreux à choisir de poursuivre leur carrière dans une PME. Ils n’hésitent pas à sacrifier une part substantielle de leur salaire pour un environnement de travail qu’ils trouvent plus satisfaisant.

«Lorsque j’ai commencé mon nouvel emploi, je touchais 10% de moins qu’auparavant, pourtant je ne travaillais pas moins.» De cette situation, Yann Gindraux, analyste financier de 39 ans, ne s’est jamais plaint. Au contraire. «Ce changement m’a permis de gagner en qualité de vie», se réjouit-t-il. Il y a cinq ans, ce Neuchâtelois a en effet pris la décision de quitter la multinationale qui l’employait pour devenir cadre dans une PME (lire portrait plus bas). «A ce poste, je peux organiser moi-même mon emploi du temps et je dispose de beaucoup de flexibilité au niveau de mes activités. Rien n’est figé, ce qui m’a permis de vite évoluer au sein de l’entreprise.»

Davantage de responsabilités, un lien direct avec la direction de l’entreprise ou un environnement de travail plus agréable sont autant de raisons qui poussent les cadres de multinationales à rejoindre des structures plus petites. La tendance est à la hausse depuis cinq ans, estiment les experts interrogés. Ils associent ce mouvement au contexte économique fragile. «Aujourd’hui, rien n’est stable dans le monde du travail: les entreprises délocalisent ou licencient en masse, tandis que les employés bougent d’un pays à l’autre, explique Jérôme Rossier, professeur à l’Institut de psychologie de l’Université de Lausanne. Une carrière ne peut plus se planifier à l’avance.» Les employés doivent s’adapter à cette situation: «Chacun doit être capable de mobiliser ses propres ressources pour gérer ces périodes de transition et prendre en main son parcours professionnel; cela implique d’oser se lancer dans un changement en fonction de ses nouvelles envies et priorités.»

Grosse baisse de salaire

Si les jeunes diplômés sont souvent attirés par les conditions offertes par les multinationales, avec le temps, l’accumulation d’imprévus et de sollicitations qui les accompagnent peut mener certains à s’interroger. «Les employés sont davantage prêts à faire des sacrifices en début de carrière, mais aux alentours de la quarantaine, certains n’hésitent pas à se réorienter», poursuit Jérôme Rossier.

Le passage de multinationale à PME ne se conçoit toutefois pas sans certains sacrifices. Il implique parfois une charge de travail accrue et, presque toujours, une diminution de revenus. «Certains cadres du secteur bancaire qui s’engagent dans une PME doivent s’attendre à une baisse de salaire allant jusqu’à un tiers», indique Perry Fleury, responsable des ressources humaines chez Retraites Populaires, une entreprise active dans la prévoyance professionnelle. Les professionnels qui font ce choix en sont bien conscients, mais parviennent à dépasser le stade où la seule motivation du salaire peut les retenir.

Les employés de 50 à 60 ans constituent de bons candidats à un tel revirement. «Le pas est plus facile à sauter pour une personne qui dispose de bonnes ressources financières et professionnelles, d’un réseau solide et qui n’a plus d’enfants à la maison», observe Mathias Rossi, professeur et directeur de l’Institut Entrepreneuriat et PME à la Haute école de gestion de Fribourg. Mais l’inverse existe aussi. Des professionnels avec de jeunes enfants choisissent parfois de gagner moins, pour avoir plus de temps à consacrer à leur famille.

Retrouver du sens

Il faut dire que, depuis les années 1990, les méthodes de gestion ont fortement évolué dans les multinationales, et pas forcément dans le sens du bien-être des employés. Sociologue à l’Université de Fribourg, Fabrice Plomb a effectué une enquête en l’an 2000 sur les changements dans le monde du travail après la restructuration des grandes entreprises. «Les nouveaux systèmes de gestion reposent fréquemment sur des dispositifs financiers ou des logiciels RH, explique-t-il. Ils permettent à tous les employés de se couler dans un moule, mais rendent les relations de travail à l’intérieur de l’entreprise très abstraites.»

De plus, ces outils ont souvent pour but de rendre compte des résultats à court terme, alors qu’une perspective à long terme est généralement plus gratifiante pour les employés. Il n’est donc pas rare que des salariés développent «le sentiment d’être dépossédés de leur métier, et de devoir constamment remplir de la paperasse et des rapports sur leurs activités», relève le sociologue.

En outre, «l’arrivée d’outils technologiques puissants a modifié les rapports entre salariés et managers, observe Perry Fleury, qui œuvre dans le secteur des RH depuis 20 ans. Dans certaines grandes entreprises, les employés ne voient quasiment jamais leurs chefs en direct. Ils communiquent avec eux uniquement par vidéo-conférence ou autres moyens informatiques.» Cette distance physique peut se révéler frustrante pour les cadres qui souhaitent être impliqués dans les processus de décision. «Envoyer un document de travail par email sans forcément recevoir de feedback et sans savoir quelle suite lui sera donnée peut devenir démotivant.»

Voilà précisément l’un des points qui conforte Yann Gindraux dans son choix. Il dit apprécier la visibilité dont il bénéficie au sein de sa PME. «Je porte mes propres projets de A à Z, de manière autonome, et lorsque l’un d’eux se concrétise c’est une réelle satisfaction. J’ai un retour direct de mon chef, sans intermédiaire», se réjouit-il. A l’inverse, il se souvient des décisions prises par une direction géographiquement distante. «Elles étaient souvent éloignées de notre réalité, ce qui est très contraignant et stressant.»

Malgré le prestige associé aux multinationales, le travail dans leurs murs ne constitue plus un but de carrière. Le sociologue Fabrice Plomb estime que, pour certains cadres, typiquement des ingénieurs occupant une fonction de conception ou de développement de produit, ces grandes entreprises ne représentent rien de plus qu’un bon tremplin. «La multinationale pourra constituer le lieu où faire ses armes, avant de partir occuper une fonction dirigeante dans une PME, dit-il. C’est là que l’on aura l’occasion de mieux faire entendre son point de vue et ses idées.»

Mais un salarié ne quitte pas uniquement une multinationale dans le but d’augmenter sa satisfaction professionnelle. Surtout lorsqu’il se situe à un bas niveau de la hiérarchie de l’entreprise. Marc Perrenoud, sociologue à l’Université de Lausanne, a réalisé en 2008 une enquête sur des ingénieurs sous-traitants pour Airbus, qui traversait à l’époque une période difficile. «Certains ‘petits cadres’ prenaient la décision de partir travailler dans une PME, mais ce choix relevait plus de la contrainte», explique-t-il. Constatant les réductions d’effectifs autour d’eux et craignant de se faire licencier eux-mêmes vu leur faible niveau d’ancienneté, ils préféraient d’emblée trouver un autre poste. «D’une certaine manière ils considéraient ces entreprises plus petites, plus jeunes, et où ils étaient susceptibles de travailler avec des personnes connues, comme une façon de se mettre à l’abri, même si cela ne correspond pas forcément à la réalité.»
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INTERVIEW

Fabienne Revillard, coach professionnel à Genève

«Le besoin d’accomplissement est très fort»

Comment rendre un employé heureux au travail?

Aujourd’hui, en plus de conditions de base qui leur correspondent (salaire, valeurs de l’entreprise, management et ambiance de travail), la grande majorité des gens recherchent un emploi qui fait sens. Ils doivent avoir le sentiment de s’accomplir au quotidien. D’ailleurs, l’accomplissement apparaît au sommet de la pyramide de Maslow, la célèbre classification hiérarchique des besoins humains. Selon cette théorie, une personne passe à un besoin d’ordre supérieur quand le besoin de niveau inférieur est satisfait. Cela signifie que lorsqu’un employé a satisfait son besoin de sécurité, d’appartenance et d’estime (des autres, puis de soi), il ressent le besoin de s’accomplir. Si il n’y arrive pas ou plus, il va être démotivé et finir par vouloir quitter son poste, avec l’ambition de s’accomplir ailleurs.

Le besoin d’accomplissement au travail n’a-t-il pas toujours été une priorité?

Il est plus fort aujourd’hui. Diverses études ont montré que les personnes appartenant aux générations X (nés entre 1960 et 1980) et Y (nés entre 1980 et le début des années 2000) se réorientent davantage et changent plus de fois d’entreprises que les générations précédentes. Cela montre que les individus veulent aller toujours plus profondément vers qui ils sont, se connaître toujours davantage et adapter leur travail en fonction de cette connaissance.

Le salaire ne représente-t-il plus un critère de satisfaction?

Cela reste un critère important. Nombreux sont ceux qui vont hésiter à changer d’emploi si leur revenu est confortable et qu’ils ont des enfants en bas âge, par exemple. Il existe toujours un seuil en dessous duquel les employés ne veulent pas descendre. Ce seuil est personnel, même si une étude réalisée par l’Université de Princeton (Etats-Unis) montrait que le seuil de revenu au-delà duquel le bonheur n’augmente plus que très peu est de 75’000 dollars par année par personne…

Est-ce que les PME permettent davantage de s’accomplir qu’une multinationale?

Il existe de multiples profils professionnels et, bien sûr, certains vont se sentir mieux dans une petite que dans une grande structure, et vice versa. Je remarque que les PME attirent davantage les profils pour qui la mission de l’entreprise fait sens. Par ailleurs, une entreprise de petite taille va davantage réussir à impliquer tous les employés dans la prise de décision. Cela fait partie des critères fondamentaux pour garder des employés motivés et impliqués.
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TEMOIGNAGES

«Travailler dans une PME est devenu une évidence»
Charris Yadigaroglou, 48 ans, directeur de la communication chez MB&F

Depuis près de cinq ans, Charris Yadigaroglou occupe le poste de directeur de la communication au sein de MB&F, une maison horlogère basée à Genève qui réunit une vingtaine d’employés. «Au début, je consultais souvent mon patron avant de prendre une décision. Il me disait ‘vas-y, fonce’, en me faisant comprendre que je n’avais pas besoin de le solliciter à chaque fois.»

Charris Yadigaroglou a découvert un nouveau mode de fonctionnement entrepreneurial, alors même qu’il œuvrait depuis près de 20 ans dans le secteur de la communication. Jusque-là, il n’avait travaillé que dans des multinationales. «J’ai passé plusieurs années au sein de l’agence de publicité Grey, du groupe Richemont et du groupe hôtelier Kempinski.» Il s’apprêtait d’ailleurs à intégrer un autre grand groupe avant de rejoindre MB&F. «J’étais depuis plus de cinq mois dans un processus de recrutement. Lors d’un déjeuner, Maximilian Büsser, le fondateur de MB&F, m’a dit en rigolant que je pouvais intégrer sa société si l’entreprise en question ne m’engageait pas. Une semaine plus tard je signais mon contrat chez lui, alors que rien ne s’était encore démêlé de l’autre côté.»

Pour Charris Yadigaroglou, cet exemple de recrutement reflète clairement la différence de fonctionnement entre une multinationale et une PME. «Lourdeur et inertie contre dynamisme et prise de décision individuelle qui permet d’avancer.» Il n’envisage pas de retourner dans une grande structure: «Travailler dans une PME est devenu une évidence, même si je gagne un tiers de moins que dans une multinationale. Je préfère mettre toute mon énergie dans le travail concret que dans la politique interne.»
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«J’ai gagné en qualité de vie»
Yann Gindraux, 39 ans, cadre chez Retraites Populaires

Yann Gindraux ne regrette aucunement une décision prise en 2010: quitter la multinationale qui l’emploie en tant qu’analyste financier pour rejoindre Retraites Populaires, une entreprise vaudoise spécialisée dans l’assurance vie et la prévoyance professionnelle. «Je me suis vite senti très bien.» Il occupe le poste de sous-directeur de division. «La baisse de salaire initiale de l’ordre de 10% n’a pas été un frein, car j’ai immédiatement été gagnant sur bien d’autres aspects.» Ce père de famille d’origine neuchâteloise apprécie notamment la flexibilité que lui offre Retraites Populaires depuis plus de cinq ans. «J’organise moi-même mon emploi du temps et mes projets sont très diversifiés, alors qu’auparavant je faisais des tâches très spécialisées.»

Cette liberté lui permet de s’investir davantage dans sa vie de famille. «Je ne travaille pas moins, mais la flexibilité que m’offre mon poste actuel me permet d’organiser mes journées et mes semaines selon mes projets en cours. Je peux faire en sorte d’aller chercher ma fille plusieurs soirs par semaine à la crèche. Et, s’il le faut, je peux me libérer un après-midi. La proximité avec mes collègues fait que je peux facilement leur communiquer que je dois m’absenter. Dans une petite structure, il est aussi plus simple de repousser une séance que dans une grande société. J’ai tout simplement gagné en qualité de vie.»
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«On a moins l’impression d’être un numéro»
Gaëlle Barras, 37 ans, responsable marketing et communication chez Brolliet

«Dès la fin de mes études, je me disais qu’il serait intéressant d’avoir une expérience professionnelle aussi bien au sein de grands groupes que de PME. Je voulais expérimenter les deux types de structures.» Gaëlle Barras a atteint cet objectif: elle a travaillé pendant plus de dix ans dans des multinationales, dans les secteurs de la cosmétique, du prêt-à-porter et de l’horlogerie, avant d’intégrer, en 2014, l’agence immobilière Brolliet, qui emploie 130 personnes à Genève et à Nyon. «J’ai saisi cette opportunité par envie de relever de nouveaux défis professionnels.»

Dans ce revirement, Gaëlle Barras n’a pas dû revoir son salaire à la baisse. «D’après mon expérience, une multinationale n’offre pas nécessairement de meilleures conditions de travail, mais les possibilités d’évolution au sein de la structure peuvent être plus importantes, que l’on recherche des perspectives de mobilité géographique ou transversale. Par ailleurs, il est vrai qu’une multinationale, grâce aux moyens financiers dont elle dispose, offre de belles possibilités de formation.» Malgré ces privilèges, la jeune femme ne regrette pas son choix. Elle estime qu’«une PME offre d’autres avantages tout aussi enrichissants en matière de formation et de relations interpersonnelles». «Le rapport avec la hiérarchie est plus proche, ce qui facilite le processus décisionnel et donne un côté plus humain aux échanges. On a moins l’impression d’être un numéro parmi d’autres. Par ailleurs, je mesure plus facilement l’impact de mon travail sur le fonctionnement général de l’entreprise. C’est un facteur important de motivation.»

Collaboration: Martine Brocard
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.