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Cadre au chômage: l’enfer

Pression psychologique, perte de statut social, manque d’assistance: dans un marché du travail en pleine évolution, les cadres qui perdent leur emploi ont de plus en plus de difficultés à retrouver un job. Témoignages.

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Fabrice* avait l’impression d’avoir fait tout juste. Il avait choisi des industries qui marchent et offrent des rémunérations intéressantes pour faire carrière: la banque, puis la pharma. Il s’était toujours montré rigoureux et fidèle envers ses deux seuls employeurs. En 2006, le Vaudois de 51 ans avait même décidé de suivre un MBA pour consolider sa formation en HEC. «Je voulais optimiser mes chances», explique-t-il. Mais cela n’a pas suffi.

Du jour au lendemain, ce directeur administratif et financier d’une firme biomédicale a perdu son emploi dans le cadre d’une restructuration. Et n’est pas parvenu à en trouver de nouveau. «J’ai cherché partout. Mais, à chaque fois, quelque chose clochait. On me disait que j’étais surqualifié, ou pas assez. Ou ceci, ou cela. Je déprimais.»

Fabrice n’est pas seul dans ce cas: les cadres au chômage ont la vie dure. Ces dix dernières années, la concurrence pour obtenir un poste à responsabilité s’est intensifiée. «Il y a de plus en plus de candidats, mais pas forcément plus de postes, indique Catherine Santoru, la responsable de communication de l’Office cantonal de l’emploi à Genève. La Suisse offre un marché du travail attractif et les salaires y sont élevés. Les candidats viennent désormais de très loin, parfois même de Chine, de Russie ou de Singapour.» Dans ce contexte, le moindre défaut se transforme rapidement en obstacle insurmontable. Certaines entreprises rechignent, par exemple, à engager des seniors, car leur salaire est plus élevé que celui de leurs homologues plus jeunes.

«Réseauter»

Autre problème pour le demandeur d’emploi: seuls 20% des postes de cadres sont annoncés publiquement, le reste demeure soigneusement gardé au sein des entreprises. «Pour dénicher ces postes, il faut utiliser son réseau», explique Catherine Santoru. Or la plupart des cadres suisses n’ont pas l’habitude de l’entretenir. «Ils se mettent à soigner leur réseau seulement une fois qu’ils sont au chômage, alors qu’ils devraient le faire en permanence, poursuit-elle. Une fois sans travail, ils ne savent pas qui contacter et comment s’y prendre pour réseauter et savoir quelles firmes recrutent.»

Et les processus d’embauche ont évolué. «Les cadres ont de la peine à s’adapter aux méthodes de recrutement contemporaines, estime Sandrine van den Oudenhoven, directrice de Job4U2, une agence biennoise active dans l’intégration professionnelle. Comme il était très facile de trouver un emploi autrefois, cela fait 20 ans que certains d’entre eux n’ont même pas eu besoin de faire un CV. Ils ne savent plus comment s’y prendre.»

Fabrice a très mal vécu la perte de son emploi. «On se sent inutile, raconte-t-il. Mon travail, c’était toute ma vie. C’est très dur de se retrouver à ne rien faire.» La baisse de statut social provoquée par le chômage peut se révéler très douloureuse pour les cadres. «Mentalement, c’est difficile, explique Yves Ecoeur, directeur de l’Œuvre suisse d’entraide ouvrière Vaud, une organisation spécialisée dans la formation et l’insertion de personnes en recherche d’emploi. Les cadres se définissent souvent pas leur travail. Dans leur ancienne entreprise, ils avaient une petite cour d’employés sous leurs ordres. La perte de leur poste représente un choc. Toute leur identité se trouve remise en question.»

Avec le temps, l’argent peut aussi constituer un problème. «Pour certains, gagner uniquement 70 ou 80% de son revenu antérieur peut être difficile, explique Yves Ecoeur. Ces gens sont habitués à un certain train de vie et doivent souvent financer le remboursement d’un emprunt sur l’achat d’un appartement ou d’une maison.»

Procédures inadaptées

Que faire pour les aider? Les cadres peuvent obtenir de l’assistance auprès de l’un des Offices régionaux de placement (ORP). «C’est la première chose à faire, explique Catherine Santoru. Un de nos conseillers parle avec le cadre, essaie de comprendre sa situation professionnelle, et regarde quel est le meilleur moyen de l’aider.» Le personnel des ORP n’est pas spécifiquement formé pour assister les cadres et ceux-ci sont souvent redirigés vers des firmes de conseil spécialisées, qui collaborent officiellement avec l’Etat. A Genève, l’Institut Futura21, par exemple, aide les cadres à retrouver un emploi. «Nous fournissons une assistance personnelle et des cours spécialement adaptés, comme des workshops de réécriture de CV», explique la directrice générale Chantal Martino.

Pour certains, cette assistance a été salutaire. «Les conseillers m’ont vraiment aidé, explique Elio Gil Costa, un cadre bancaire genevois au chômage qui a retrouvé un poste après 18 mois avec l’aide de l’Institut Futura21. Ils m’ont appris à améliorer mon CV, ma lettre de motivation, mon profil LinkedIn. Certains conseillers connaissaient très bien le milieu bancaire et m’ont recommandé de postuler auprès de certaines banques. Ils étaient vraiment au courant des évolutions du milieu.» L’Institut Futura21 revendique un taux de réinsertion professionnelle de 40% en l’espace de six mois. «Un très bon résultat, juge Catherine Santoru. Cette statistique est encore plus élevée lorsque l’on observe des durées plus longues.»

Mais pour d’autres, la démarche s’est révélée catastrophique. Fabrice a par exemple trouvé ce coup de main contre-productif: «Je n’ai presque jamais vu ma conseillère, je me sentais abandonné. Les conseils que l’on me donnait n’étaient pas adaptés à mon profil. On m’a par exemple proposé de suivre des cours d’anglais qui étaient trop faciles.» Sebastien* n’en garde pas non plus un souvenir impérissable. «Mon conseiller me recommandait des postes totalement à côté de la plaque. Il m’a par exemple proposé de prendre un poste de directeur d’usine au Gabon. Je suis d’accord de me déplacer, mais il y a des limites. Le Gabon est bien trop éloigné et je ne connais rien à cette région. Quand je lui ai demandé de suivre des cours d’anglais, il m’a répondu que je n’en avais pas besoin.»

Bernard Briguet, le président de l’Association suisse des cadres, critique sévèrement le travail fourni par l’Etat dans ce domaine: «Les cadres qui perdent leur emploi ne trouvent pas de relais auprès des structures étatiques, dit-il. Les ORP manquent de perspective, ils ne savent pas chercher des emplois pour les cadres et n’entendent parler que des annonces publiques. Ils sont inutiles.» Il n’est pas non plus tendre avec les partenariats conclus avec le secteur privé: «La qualité du coaching fourni par ces firmes est très inégale. Il n’existe pas de politique uniformisée.»

Sa solution? «L’Association suisse des cadres devrait prendre en charge les cadres au chômage. Nos membres ont plus d’expérience et de contacts et seraient mieux à même de les aider à retrouver un emploi.» Pour Catherine Santoru, ces critiques sont infondées: «Les ORP fournissent un suivi personnalisé à chaque demandeur d’emploi, tout comme nos partenaires privés, dit-elle. Nous sommes satisfaits du résultat.»

Nouveau départ

Reste que les services fournis par l’Etat ne représentent qu’une facette de l’arsenal de mesures à déployer. Le cadre au chômage doit aussi faire preuve d’ingéniosité et d’initiative personnelle. «Retrouver un emploi prend entre six mois et un an au minimum. Il s’agit d’un vrai projet de vie dans lequel il faut s’impliquer intensément sur une longue période», explique Sandrine van den Oudenhoven, de Job4U2. Durant cette phase, le cadre doit activer son réseau: «Il faut aller à la rencontre des gens, même ceux que l’on connaît mal, souligne Catherine Santoru. On ne sait jamais ce qui peut se dégager du networking.»

Le chômeur doit aussi perfectionner sa formation. «Le français et l’anglais ne suffisent plus, il faut connaître une autre langue, explique Catherine Santoru. Un cadre ne devrait d’ailleurs jamais arrêter de suivre des cours. Les personnes qui n’ont pas suivi de formation continue lors des cinq à six dernières années risquent davantage de se retrouver au chômage.» Certains cadres choisissent aussi de se faire engager pour des missions temporaires afin de rester qualifiés. Autre solution: opérer une reconversion professionnelle ou fonder sa propre entreprise. «J’ai aidé un ancien banquier à devenir photographe d’art, explique Chantal Marino. Il est maintenant très heureux.»

De son côté, Fabrice continue à chercher du travail. «Je ne perds pas espoir, dit-il. Je continue à envoyer mon CV et je croise les doigts.»

*Noms connus de la rédaction
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Elio Gil Costa
«Il faut être persévérant»

Elio Gil Costa gérait une équipe d’une quinzaine de personnes chez HSBC, à Genève, avant de se retrouver au chômage. Il se souvient de la recherche d’emploi qui a suivi comme d’une expérience ardue: «90% des gens me disaient que j’étais surqualifié pour les postes auxquels je postulais.» Les agences de placement déçoivent aussi le Genevois. «Elles ne me rappelaient parfois jamais pour faire le suivi de mon dossier, ou envoyaient deux fois ma candidature aux mêmes entreprises.» Mais Elio Gil Costa ne baisse pas les bras. «J’ai accepté des missions temporaires régulièrement pour rester actif, me maintenir à flot financièrement et rencontrer des gens. Cela m’a fait du bien.» Il sait que la clé de sa recherche d’emploi se trouve dans la persévérance: «Tout le monde peut avoir un moment difficile dans sa carrière. Je savais qu’il fallait continuer à chercher et que j’allais trouver tôt ou tard un emploi qui me conviendrait.» Après 18 mois de chômage, le cadre a finalement retrouvé un poste et travaille désormais comme responsable backoffice chez Renault Finance. «C’est un super job, explique-t-il, heureux. J’ai été recruté sur annonce.»

Sylvain Celanire et Guillaume Duvey
«Nous avons profité du chômage pour créer notre entreprise»

Sylvain Celanire et Guillaume Duvey ont perdu leur travail en 2013, au moment de la restructuration d’Addex Therapeutics, l’entreprise biopharmaceutique genevoise qui les emploie alors. L’épisode a poussé les deux chimistes fascinés par le système nerveux central à se lancer dans un nouveau projet. «Nous avons décidé de capitaliser sur notre expérience et de créer notre propre start-up, Pragma Therapeutics», explique Guillaume Duvey. Un processus facilité par l’Institut Futura21, une agence de coaching privée qui leur a été recommandée par l’Office régional de placement de Genève. «Cette démarche a constitué une aide précieuse, explique Guillaume Duvey. Les conseillers nous ont accompagnés tout au long du processus de création d’entreprise. Ils nous ont notamment mis en contact avec des directeurs et des fondateurs de start-up qui ont partagé leur expérience avec nous.» Pragma Therapeutics travaille maintenant au développement de médicaments pour le stress et le stress post-traumatique. «Nous devrions avoir des candidats-médicaments d’ici quatre à cinq ans», glisse Guillaume Duvey.

Valérie
«Je songe à changer de carrière»

Pour Valérie*, expert-comptable, la recherche d’un nouvel emploi s’est annoncée compliquée dès le départ. «J’ai quitté mon entreprise après de multiples burnouts, raconte la Valaisanne. L’endroit où je travaillais était un enfer.» Après quelques mois de repos, cette ancienne responsable financière pensait avoir enfin récupéré l’énergie nécessaire pour trouver du travail. «Mais c’est difficile. On me dit que je suis trop qualifiée, que mon salaire est trop élevé. Malgré tout, je ne perds pas espoir.» La distance géographique peut parfois poser problème. «Les offres qui me correspondent sont concentrées à Lausanne et Genève. Il y en a très peu dans les régions périphériques. Je crois que je vais devoir déménager.» Elle réfléchit néanmoins à se reconvertir: «L’Office régional de placement m’a recommandé de suivre des cours d’informatique, ce que je vais faire. Mais je pense entamer une formation de coaching. J’aime aider les autres. Je pourrais ainsi lancer ma propre entreprise.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.