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Les faiseurs d’électeurs

Jan Fivaz et Daniel Schwarz joueront un rôle important durant les élections fédérales de cet automne. Leur invention, Smartvote, a déjà généré des millions de recommandations de vote en Suisse. Portrait.

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Lors des élections fédérales de 2011, Smartvote a établi 1,2 million de recommandations de vote. Plus de 3’000 candidats ont répondu au questionnaire en ligne de l’organisation, et renseigné ainsi les électeurs sur leur ouverture à l’étranger, l’importance qu’ils portent à la sécurité ou encore leur attachement à l’Etat social. Les «smartspiders», ces graphiques en forme de toiles d’araignées basés sur les réponses des politiciens, ont proliféré dans les médias romands et alémaniques. A l’origine de cet influent outil d’aide au vote (ou «voting advice application», en anglais) sont les politologues Daniel Schwarz et Jan Fivaz.

La quarantaine naissante, le duo occupe de petits bureaux sous les toits à l’Université de Berne et arbore un style vestimentaire décontracté. Ils racontent avec modestie que le projet Smartvote est né «autour d’une bière». En 2001, les deux fondateurs se connaissent déjà depuis longtemps. Originaires de Baden (AG), ils se sont côtoyés à l’école secondaire, puis à l’Université de Berne, où Daniel Schwarz a étudié la science politique et le droit, Jan Fivaz, l’histoire. Le premier occupe, à l’époque, un poste de collaborateur scientifique pour la fondation Swisspeace, le second à l’Administration fédérale des finances. «L’idée de Smartvote nous est venue devant un match de foot, se remémore Jan Fivaz. Nous parlions d’élections et nous ne savions pas vraiment pour qui voter, surtout avec le nombre croissant de nouveaux candidats. Nous avons alors imaginé de soumettre un questionnaire à tous ceux en lice afin de mieux les connaître et de repérer ceux dont les idées étaient les plus proches des nôtres.»

Pendant plusieurs mois, le duo laisse de côté son idée jusqu’à sa rencontre décisive avec un autre ami d’école, Albert Waaijenberg. Cet étudiant en design industriel, emballé par le projet, souhaite s’occuper de la partie graphique du site. Puis, c’est finalement avec un quatrième copain de la cité argovienne, Serge Konter, que l’initiative se concrétise. «Il étudiait l’informatique, raconte Jan Fivaz. Quand je lui ai parlé de notre idée autour d’un verre, il s’est mis à dessiner sur une serviette en papier la structure de la base de données.»

«Ils s’imaginent que je roule sur l’or»

En 2003, les fondateurs se lancent corps et âmes dans leur projet. Ils y travaillent bénévolement, plusieurs jours par semaine, en poursuivant parallèlement leurs études et activités de recherche. Ils peuvent néanmoins s’appuyer sur les membres de l’association à but non lucratif Politools, créée pour gérer la plateforme. Au fil des années, ils affinent leur mode de financement: «Nous n’avons jamais reçu d’enveloppe d’une université, d’une fondation ou de l’Etat, comme c’est le cas pour d’autres ‘voting advice applications’ en Europe, explique Daniel Schwarz. A chaque élection, nous devons trouver des soutiens.» Les coûts d’une élection sont couverts en grande partie par des partenariats avec plusieurs médias suisses, ainsi que par les partis eux-mêmes. «Chaque candidat qui remplit le questionnaire doit s’engager à verser une certaine somme s’il remporte l’élection, entre 100 et 150 francs au niveau cantonal et communal, 300 francs au niveau fédéral. Ainsi, plus un parti obtient de sièges, plus il paie.» Une manière pour la plateforme de ne pas désavantager les petites formations.

«Quand ma mère raconte à ses amis enseignants que j’ai cofondé Smartvote, ils s’imaginent que je roule sur l’or, s’amuse Jan Fivaz. Mais, en réalité, rien n’existerait si nous n’avions pas travaillé dix ans bénévolement.» En 2013, les politologues deviennent finalement salariés à 80% de la plateforme. Cinq mille francs bruts par mois, ce n’est pas mirobolant quand on est titulaire d’un doctorat ou d’un master, mais cela leur permet de poursuivre Smartvote et de «financer leur vie». Marié, Daniel Schwarz, est devenu, entre temps, père de deux enfants.

Après douze années de collaboration, se sont-ils lassés? «Nous avons eu un bon feeling dès le départ, souligne Daniel Schwarz. Il y a des gens avec qui l’on sait que l’on peut travailler.» Le tandem Schwarz-Fivaz obéirait plutôt à la règle du «qui se ressemble s’assemble». «Nous sommes tous les deux relativement organisés, mais ouverts aux changements.» Jan Fivaz nuance: «Nous sommes aussi complémentaires. Daniel est plus doué pour les méthodes statistiques. Cela vient certainement de sa formation. Pour ma part, comme je n’ai pas d’enfant, je peux assurer des horaires plus flexibles.»

Un outil influent

Un sixième des votants aux élections fédérales ont utilisé Smartvote en 2011. «Deux tiers des utilisateurs déclarent que l’outil influence leur vote, précise Jan Fivaz. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’ils changent d’avis sur un parti. Le plus souvent, ils ajoutent ou biffent simplement le nom d’un candidat sur une liste.» Seuls 6 à 8% des utilisateurs reprennent exactement les recommandations de la plateforme sur leur bulletin. «Nous déconseillons cette manière de faire. Smartvote ne doit pas être l’unique critère de choix.»

Cette large présence de Smartvote dans le paysage politique suisse est parfois raillée. L’ancien président des Verts, Ueli Leuenberger, avait ainsi déclaré en 2011 à l’hebdomadaire bâlois «TagesWoche» que «le dieu tout-puissant Smartvote» déciderait où son parti se situait sur l’échiquier politique gauche-droite.

Andreas Ladner, professeur à l’Institut de hautes études en administration publique (IDHEAP) et spécialiste de l’e-démocratie, reconnaît le pouvoir de Smartvote: «Nous avons mené un travail de recherche pour évaluer son influence et observé une augmentation de la participation aux élections chez les jeunes et une incidence sur la décision des votants.» Mais il réfute l’idée d’une plateforme surpuissante. «En matière de ‘voting advice applications’, la ligne entre influence et manipulation est fine. Mais Smartvote a l’avantage d’être transparent sur les algorithmes utilisés et son financement.» Andres Ladner et une vingtaine de scientifiques européens ont établi en mai 2013 une liste de standards de qualité pour les outils d’aide au vote, intitulée The Lausanne Declaration on Voting Advice Applications. «Smartvote répond à ses normes déontologiques, notamment en matière de construction des questionnaires», note le professeur.

Pour la troisième fois depuis son lancement, la plateforme s’est attelée à préparer au mieux le terrain pour les élections fédérales de cet automne. Six personnes ont travaillé sur les questions proposées aux électeurs. «Après en avoir écrit des centaines, nous avons identifié les 70 plus pertinentes, relève Daniel Schwarz. Nous les avons ensuite traduites en italien, en français, en romanche et en anglais.» Les candidats peuvent y répondre depuis le mois de juin. Quant aux électeurs, depuis le 5 août.
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Une version de cet article est parue dans le magazine L’Hebdo.