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Une enfance sous surveillance

Les parents sont toujours plus nombreux à surveiller de très près leurs progénitures. Les empêchant par là de développer autonomie et confiance.

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Avec son essai Hé les parents, laissez vos enfants tranquilles!, la journaliste américaine Hanna Rosin a provoqué un vaste débat aux Etats-Unis l’an dernier. Elle y dresse un constat dérangeant: en une seule génération, le rapport parent-enfant a totalement changé. De son enfance, elle retient ses parties de jeux interminables dans le quartier avec les voisins. Devenue mère, elle réalise que ses trois enfants n’ont pas de telles plages de liberté. Elle passe presque chaque minute de son temps libre avec eux, soit à jouer, soit à les conduire vers des activités supervisées par d’autres adultes. En bref, ils ne sont jamais seuls.

Hanna Rosin n’est de loin pas la seule à couver ainsi ses petits. Les parents ont tendance à passer toujours plus de temps avec leurs enfants, en particulier les mères, bien qu’elles soient plus nombreuses à travailler que par le passé. La journaliste relaye que dans les années 1970, 80% des enfants aux Etats-Unis se rendaient à l’école sans accompagnement, contre moins de 10% aujourd’hui. La tendance est aussi flagrante en Suisse, comme le montrent les chiffres de l’Office fédéral de la statistique (OFS). En 2013, les parents ont consacré en moyenne 34,3 heures par semaine à nourrir leurs enfants, à les laver, à jouer avec eux, à faire les devoirs et à les accompagner dans leurs déplacements, ce qui représente trois heures hebdomadaires de plus qu’en l’an 2000.

Comment expliquer cette évolution? «L’enfant est devenu un prolongement narcissique du parent, analyse Olivier Halfon, médecin-chef du Service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent au CHUV. Dans les générations précédentes, le haut risque de mortalité infantile et les fratries nombreuses avaient pour effet de répartir l’investissement psychique des parents. Aujourd’hui, la rareté fait le prix, l’exemple le plus paradigmatique étant la Chine avec l’enfant unique, qui a tous les pouvoirs.»

Selon le spécialiste, plus l’enfant devient une richesse, plus il devient la représentation narcissique des parents, il faut donc le surprotéger. Cette proximité se manifeste dès les premiers jours du bébé, notamment par le biais de la vidéosurveillance qui permet de contrôler non seulement sa respiration, mais aussi la température et le taux d’humidité de la chambre. Chez les plus âgés, il se traduit par le surinvestissement scolaire. «Le culte de la performance et la pression de la réussite poussent les parents à surstimuler le jeune, en lui faisant moins confiance et en ne le laissant pas faire ses propres expériences d’apprentissage», note Olivier Halfon.

La protection rapprochée est également de mise dans les aires de jeux et les loisirs. Certaines écoles primaires américaines interdisent les jeux considérés comme trop dangereux pendant la récréation. En ville, le port du casque et des genouillères sont souvent indissociables des balades en trottinette. Les parcs ont des sols molletonnés, des toboggans presque plats, et les parents accompagnent les élans en hauteur. «Dommage, déplore le psychiatre, car l’enfant a une capacité motrice et un équilibre hors norme. Mais aussi parce qu’il faut le laisser se mettre en danger et prendre des risques, c’est ce qui lui permet de prendre confiance en lui.»

Manque d’autonomie

En étant trop sur le dos de leurs enfants, les parents ne leur laissent pas l’espace nécessaire pour qu’ils puissent se développer seuls et s’autonomiser progressivement. «C’est un cercle vicieux, car plus les parents sont attentifs à leur enfant, plus ils s’inquiètent, plus leur bébé ressent le manque de confiance chez son parent et se désorganise au niveau psychosomatique», observe Mathilde Morisod Harari, médecin associée en pédopsychiatrie de liaison au CHUV. En grandissant, les enfants deviennent anxieux et agressifs parce qu’ils comprennent moins bien le monde. Paradoxalement, le trop-plein d’amour empêche la possibilité d’être seul et d’avoir un espace psychique où l’enfant peut avoir une opinion, une divergence, qui lui permet de se constituer. Perte d’autonomie, difficulté de savoir où se situent les véritables dangers qu’ils n’ont pas appris à hiérarchiser et faible estime de soi sont courants chez les enfants surprotégés.

Selon la psychologue canadienne Danielle Laporte, auteure de nombreux ouvrages sur la psychologie de l’enfant, décédée en 1998, «l’estime de soi, c’est la certitude intérieure de sa propre valeur, la conscience d’être un individu unique, d’être quelqu’un qui a des forces et des limites. L’estime de soi est liée à la perception qu’on a de soi-même dans les différents domaines de la vie. Les enfants forgent leur image d’eux-mêmes en observant et en écoutant
que leurs parents.»

Des paroles telles «attention, tu vas tomber!» ou «tu ne vas pas y arriver» peuvent donc se révéler toxiques.
«Dans les pires cas, la surprotection de la part des parents peut conduire à une augmentation des troubles externalisés, même chez les filles: troubles hyperactifs, oppositionnels avec provocation ou troubles des conduites», conclut Olivier Halfon. Chaque parent devrait donc trouver le juste équilibre entre protéger son enfant contre les dangers du monde qu’il ne perçoit pas encore, sans pour autant freiner son désir d’expérimenter et de progresser, à chaque étape de son évolution.
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INTERVIEW

«Les causes de l’hyperprotection se trouvent souvent dans le passé des parents»

Selon Mathilde Morisod Harari, médecin associée en pédopsychiatrie de liaison du CHUV, une thérapie peut aider les parents surprotecteurs à réduire leur angoisse.

L’angoisse des parents est-elle liée à des facteurs particuliers?
Nous recevons régulièrement en consultation psychothérapeutique des mères angoissées par une grossesse compliquée, des parents d’enfants nés prématurément ou encore des bébés qui présentent des troubles du sommeil ou des pleurs incessants. Dans la plupart des cas, on observe une angoisse parentale importante en lien avec l’histoire de l’enfant avec une tendance chez ces parents à surprotéger leurs bébés.

Concrètement, comment cela peut-il se manifester?
Les parents d’un enfant prématuré, par exemple, peuvent avoir tendance à rester attachés à la première image du bébé fragile. Cela peut engendrer des craintes qui vont persister tout au long du développement de l’enfant. Va-t-il dormir sans faire de malaise? Et au parc, pouvoir faire du toboggan sans se casser une jambe? Dans d’autres cas, les troubles du sommeil du bébé sont souvent influencés par le parent qui présente une difficulté de séparation. Il faut être suffisamment confiant pour laisser son bébé seul dans son lit, toute la nuit.

Que peuvent faire les parents concernés?
En consultation, nous tentons ensemble de modifier les représentations parentales. Si on intervient précocement, on les aide à comprendre que l’angoisse vient d’eux et qu’il faut laisser un espace de liberté à l’enfant. On retrouve également souvent des éléments transgénérationnels. Par exemple, une histoire ancienne, telle qu’une mort subite dans la fratrie des parents, peut venir se rejouer dans cette relation toute nouvelle avec le bébé et perturber la relation. Les consultations thérapeutiques permettent de détoxifier tout cela et de décoller l’histoire ancienne de l’histoire présente.
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LEXIQUE

Chez les Anglo-Saxons, la tendance à la surprotection des enfants a donné naissance à un lexique spécifique dont voici quelques exemples.

Helicopter parent
Il plane autour de son enfant, prêt à voler à son secours dès qu’un problème se présente.

Lawnmower parent
Le parent «tondeuse à gazon» rase tout obstacle qui se dresse devant son enfant, en résolvant les problèmes
à sa place.

Cotton wool kid
L’enfant «molletonné» a été métaphoriquement emballé par ses parents dans une armure de ouate pour le protéger en toute circonstance.

Teacup kid
L’enfant «en porcelaine», fragile psychologiquement, accepte mal la critique ou le rejet. Il est susceptible de se briser très facilement lorsqu’il doit commencer à vivre hors du cocon familial.
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Une version de cet article est parue dans le magazine In Vivo (no 6.)

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