KAPITAL

Les cow-boys de Wall Street

Les vendeurs à découvert parient sur des firmes dont le titre est surévalué ou qui ne valent rien. Dans l’espoir de remporter le gros lot si elles coulent. Rencontre.

Sahm Adrangi n’a rien d’exubérant. Ce grand homme mince est vêtu sobrement d’une chemise à petits carreaux bleus et d’un gilet matelassé. Le Canadien de 35 ans, de descendance iranienne, a de profondes poches noires sous les yeux. Il parle sur un ton monotone, presque robotique. Son bureau, lui non plus, ne paie pas de mine. Au 2e étage d’un gratte-ciel à deux pas de NewsCorp, sur Manhattan, les murs du petit local sont légèrement brunis. Sa salle de conférence ne dispose d’aucune fenêtre, lui conférant un air de mini-bunker.

Mais les apparences sont trompeuses: l’homme est une superstar à Wall Street. Ces dernières années, le hedge fund qu’il a monté a connu une croissance fulgurante, enregistrant une hausse de son chiffre d’affaires de 180% entre 2009 et 2012. Aujourd’hui, l’homme de 35 ans a plus de 300 millions de dollars sous gestion. Et il est perçu comme l’un des investisseurs les plus agressifs du moment. Beaucoup voient en lui le Carl Icahn de demain.

Sahm Adrangi appartient à une famille de traders bien particulière: les short sellers activistes. Sa méthode d’investissement consiste à rechercher des firmes qu’il estime surévaluées, ou même pire, qui ne valent rien. Il parie alors que l’action de la société va baisser, en réalisant une vente à découvert sur la firme. Si le titre chute, Sahm Adrangi et ses clients deviennent riches. C’est en 2011 qu’il a réalisé son premier grand coup. Une entreprise chinoise cotée à la Bourse de New York, nommée China Education Alliance, avait attiré son attention: «Les statistiques publiées dans ses rapports en Chine étaient différentes de celles présentées aux Etats-Unis, raconte Sahm Adrangi. C’était étrange.» Surtout, alors que la firme prétendait générer près de la moitié de son chiffre d’affaires de 22 millions de dollars grâce à des cours donnés en ligne, son site internet ne marchait pas. «Il était impossible d’y acheter quoi que ce soit», explique-t-il.

Le financier paya alors 1’000 dollars à un enquêteur indépendant sur place pour aller visiter les locaux de la compagnie à Harbin, en Chine. «Les bureaux étaient vides. La situation s’est révélée encore plus désastreuse que ce que l’on imaginait.» Quelques jours plus tard, Sahm Adrangi publia sur son site internet un rapport dénonçant cette arnaque, en y incluant des photos et des vidéos des bureaux désertiques de la firme. En quelques jours, l’action de la société a chuté de 59%. L’entreprise a fini par se retirer de la Bourse de New York.

Ce cas représente un exemple classique des méthodes employées par les short sellers. «Nous réalisons d’abord des analyses quantitatives, explique Sahm Adrangi. Nous regardons les chiffres d’affaires, étudions les rapports publiés par la firme, comparons ses performances avec celles de compagnies similaires, etc.» La règle d’or des short sellers: toujours se méfier des sociétés à la mode.

Lorsque des anomalies sont détectées, Sahm Adrangi et son équipe examinent de plus près l’entreprise en question. Ils envoient des chercheurs sur le terrain ou interrogent des personnes – concurrents, employés, experts – qui connaissent bien la société. «Nous avons un jour interrogé les ingénieurs de Globalstar, un fabricant de téléphones satellites, qui nous ont parlé des problèmes techniques de la société. Les dirigeants de la compagnie nous mentaient, mais les employés nous ont dit la vérité.» Sahm Adrangi a publié un rapport expliquant que Globalstar «ne valait pas 5 milliards de dollars, ni 3 milliards ou 1 milliard, mais tout simplement rien». Le jour de la publication du rapport, l’action a chuté de 25%.

La révolution des réseaux sociaux

La vente à découvert n’est pas un phénomène nouveau. En 1609 déjà, le marchand hollandais Isaac LeMaire avait parié sur la chute du cours de l’action de la Dutch East India Company en réalisant une vente à découvert. Mais, en 2015, cette activité a pris une tout autre ampleur.

La raison de cette évolution? L’internet et les réseaux sociaux. «Auparavant, les pronostics des analystes étaient discutés uniquement par un petit groupe de gens, en vase clos, explique Soren Aandahl, directeur de la recherche à Glaucus Research, une autre firme du même type. Depuis cinq à sept ans, l’arrivée des forums et des réseaux sociaux a tout changé. Tout le monde peut désormais partager ses opinions en ligne, même les plus petits investisseurs.» L’internet a fourni un mégaphone aux short sellers, leur permettant d’influencer radicalement les prix du marché.

Malgré cette transformation, le nombre de short sellers activistes reste encore relativement limité. «Etre un short seller requiert une personnalité très particulière, explique James Arcangel, un spécialiste du sujet à la Georgetown University. Leurs opinions contredisent celles des autres acteurs du marché. Tout le monde leur dit qu’ils ont tort. Ils subissent une énorme pression psychologique, il faut avoir un esprit fort et indépendant pour exercer ce métier.»

Les dirigeants et les actionnaires des firmes qui se retrouvent dans le viseur de ces investisseurs ne le prennent pas toujours bien. «J’ai reçu plusieurs menaces de mort», explique Andrew Left, un vendeur à découvert qui a commencé à répandre ses idées sur son blog dès 1994. Quelques années auparavant, un CEO avait même envoyé une bande de gros bras devant sa maison, pour l’intimider.

Et les risques sont plus élevés que lors d’investissements traditionnels. La stratégie employée par les short sellers implique de perdre de l’argent jusqu’à ce que les marchés leur donnent raison, et que l’action chute. «Cela peut prendre du temps, explique Andrew Left. Ou même ne jamais se produire: les marchés ignorent parfois leurs mises en garde et l’action continue de bien se porter.»

La Chine dans le viseur

Lorsque Carson Block a fondé son hedge fund Muddy Waters, spécialisé dans la vente à découvert, cet homme trapu aux cils étrangement longs était un inconnu dans le monde de la finance. Auparavant, l’Américain avait créé une firme d’entreposage en Chine et co-rédigé le livre «Doing Business in China for dummies».

Lors de son séjour en Chine, Carson Block a pu observer une série de compagnies chinoises. Et s’est rapidement rendu compte que plusieurs de ces firmes avaient des problèmes. «Personne, même les auditeurs, ne vérifiait réellement leurs résultats», raconte-t-il.

Un jour, Carson Block est tombé sur Sino-Forest, une firme productrice de bois qu’il trouvait louche. Il a lancé dix enquêteurs, déployés dans cinq villes différentes pendant deux mois pour découvrir la vérité sur cette entreprise. Après avoir décortiqué plus de 10’000 pages de documents officiels en chinois, son équipe est arrivée à une sombre conclusion: la firme avait menti sur ses résultats et ses avoirs, à hauteur de plusieurs centaines de millions de dollars. Sino-Forest affirmait, par exemple, générer 231,1 millions de dollars grâce à ses ventes de bois originaire de la province du Yunnan, soit plus que toutes les réserves forestières de la région mises ensemble, et six fois les quotas de coupe autorisés
par le gouvernement chinois. Sino-Forest était une arnaque «digne de Madoff», stipule le rapport de Muddy Waters.

Carson Block publie sur son site internet un rapport qui rétablit la vérité et fait chuter son action de 78% en quelques jours, faisant perdre 110 millions de dollars à Paul Johnson, le mythique manager d’un hedge fund valant 37 milliards de dollars. Quelques semaines plus tard, la compagnie faisait faillite.

Depuis, Carson Block a publié 12 rapports sur des firmes chinoises cotées en Bourse en Amérique du Nord. Cinq d’entre elles ont dû se retirer de la Bourse. En Chine, il est considéré comme l’investisseur le plus détesté du pays, ayant fait partir en fumée près de 7 milliards d’évaluation boursière. Il refuse de dire où il habite, et mêne une vie semi-secrète entre Hong Kong et les Etats-Unis.

Malgré leurs révélations, certaines personnes accusent les short sellers d’être de purs spéculateurs, qui cherchent à détruire des entreprises au modèle d’affaires légitime. En 2008, certains experts et politiciens leur ont reproché d’avoir accéléré la faillite de Lehman Brothers, en spéculant trop agressivement sur la chute de la banque et en la poussant au bord du précipice.

Mais les short sellers réfutent cette interprétation: «Nous sommes des boucs émissaires trop faciles à cibler, explique Carson Block. Nous sommes là pour rééquilibrer les prévisions trop optimistes des investisseurs. Le marché ne peut pas toujours monter. Nous cherchons à rappeler aux gens pourquoi certaines compagnies ne valent rien ou sont tout simplement frauduleuses. Beaucoup de compagnies font n’importe quoi. Nous les trouvons et alertons le marché quand il y a des abus.»
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ENCADRE

Le fonctionnement de la vente à découvert

La vente à découvert consiste à parier que le prix d’une action va baisser. Un investisseur emprunte un titre contre le versement d’un intérêt, le vend, puis attend la baisse effective de l’action pour la racheter et la rendre à son prêteur, après avoir réalisé un profit.

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PORTRAITS

Le vétéran
Andrew Left, Citron Research

Ce Californien est le premier short seller à s’être fait connaître sur le web grâce à un blog créé en 1994. «Il y a tellement de personnes et de firmes en lesquelles vous ne pouvez pas avoir confiance, tonne-t-il. Il faut juste avoir les c… de dire haut et fort qu’elles ne valent rien.»
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L’ancien avocat
Soren Aandahl, Glaucus Research

Avant de lancer Glaucus Research en 2011, Soren Aandahl (33 ans) travaillait comme avocat et a notamment enquêté sur l’affaire Enron pour le gouvernement américain. «Le métier de vendeur à découvert ressemble à celui de détective, dit-il. Vous cherchez partout des indices pour connaître la vérité.»
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L’expert de la Chine
Carson Block, Muddy Waters

Ce grand connaisseur de la Chine estime qu’une vente à découvert est un combat: «Dès lors que l’on publie un rapport sur une firme, nous savons que sa réponse sera agressive, explique-t-il. Nous devons être certains que nous disposons d’assez d’information pour prouver au public que nous avons raison. Ces firmes ont des moyens bien plus importants que les nôtres. On ne peut pas commettre d’erreurs.»
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Le pragmatique
Sahm Adrangi, Kerrisdale Capital

Canadien d’origine, Sahm Adrangi voulait devenir journaliste avant de se lancer dans la vente à découvert. «Trop peu de gens s’intéressent aux problèmes des entreprises, estime-t-il. Beaucoup de personnes ont un intérêt direct à faire monter artificiellement les prix d’une action. Nous cherchons à contrecarrer ce phénomène.»

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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (2015, no2).