- Largeur.com - https://largeur.com -

Comment Kuoni résiste à booking.com

Peter Meier, le CEO du voyagiste suisse, estime que les acteurs historiques du tourisme vont survivre à la nouvelle concurrence venue d’internet. Interview.

Large20141217.jpg

La marque Kuoni fait quasiment figure de «lovemark» dans la culture suisse. Associée à la détente et à l’évasion, l’entreprise fondée à Zurich par Alfred Kuoni en 1906 a contribué à la naissance de l’industrie du voyage, avant de se muer au cours des décennies en un groupe planétaire, aujourd’hui présent sur tous les continents.

La firme helvétique, principalement connue du grand public pour l’organisation de vacances balnéaires (plus de 2 millions de clients dans ce secteur en 2013), a sensiblement diversifié ses activités ces dernières années. Ainsi, sa filiale VFS Global, qui fournit des services de visas pour des voyageurs du monde entier, génère déjà près de 5% des revenus du groupe et affiche une forte croissance (+8,5% au premier semestre).

Mais malgré un modèle d’affaires solide, l’entreprise suisse affronte des vents contraires depuis le début de l’année. Ses activités dans les pays scandinaves, en particulier, ont enregistré un recul sensible. Pour Peter Meier, le CEO de Kuoni en poste depuis mars 2014, cette baisse de régime ne remet pas en question la stratégie de l’entreprise.

Il nous a reçus au quartier général du groupe, un imposant bâtiment situé dans un quartier branché de Zurich. L’opportunité d’évoquer l’avenir de l’industrie du tourisme, en plongeant dans l’envers du décor, et de s’intéresser de plus près aux différentes activités de Kuoni.

A quelles évolutions faut-il s’attendre, au cours des prochaines années, dans l’industrie du tourisme?

Ce secteur d’activité devrait afficher une croissance annuelle moyenne d’environ 5% pendant les dix prochaines années. Il s’agit d’une industrie très fragmentée, avec beaucoup d’intermédiaires, et nous pensons que cette situation va perdurer. Nous n’anticipons pas de grandes fusions. Les prestataires de services, qu’il s’agisse des hôteliers ou des compagnies d’aviation, resteront très nombreux, tout comme les goûts et besoins des voyageurs.

Quelles grandes tendances se dégagent?

Si l’on regarde devant nous, à un horizon de dix ans, le plus fort potentiel de croissance réside très clairement en Asie, en tant que marché source. On y voit se développer une classe moyenne qui voyage de plus en plus, ce loisir lui permettant de se distinguer socialement. Actuellement, nous réalisons déjà 42% de notre chiffre d’affaires hors d’Europe et cette part va s’accroître assez nettement. Le fait que la population mondiale devient plus âgée crée aussi de nombreuses opportunités pour nous. Ces nouveaux retraités restent actifs et souhaitent voyager.

L’autre tendance majeure concerne le développement des technologies mobiles. Le grand défi actuellement n’est plus tant le passage aux services connectés, mais plutôt la migration des plateformes internet classiques vers une offre 100% mobile pour les tablettes et smartphones. Nous sommes en train de migrer progressivement une partie de nos services vers les applications mobiles. Il s’agit d’un changement important.

Comment évoluent les goûts des touristes asiatiques?

L’Europe reste pour eux la destination la plus attractive — Londres et Paris en tête. Les voyageurs asiatiques sont particulièrement sensibles à l’histoire très riche du continent européen. Ils sont aussi attirés par les marques européennes, aiment visiter certains magasins et s’y faire prendre en photo. Ces voyageurs vont aussi aux Etats-Unis, qui reste une destination unique à de nombreux égards, mais la plupart se rendent en Europe. La grande majorité d’entre eux se déplace en groupe. Cela leur permet d’obtenir un prix beaucoup plus intéressant et un voyage plus efficace, car tout est optimisé. Ils peuvent disposer d’un guide à plein-temps, ce qui permet de contourner la barrière de la langue. Il faut relever un aspect important dont nous n’avons pas toujours conscience d’un point de vue européen: voyager en groupe n’est pas considéré comme quelque chose de négatif en Asie.

Est-ce que les jeunes asiatiques ont d’autres goûts que leurs parents?

Pas vraiment. Mais cela dit, pour pouvoir voyager il faut d’abord atteindre la classe moyenne, ce qui ne va pas de soi pour des jeunes gens. La moyenne d’âge des voyageurs reste relativement élevée.

De quelle manière parvenez-vous à capter ces clients asiatiques?

Notre stratégie en Asie ne consiste pas à servir directement les clients finaux. Nous ne fonctionnons pas comme une agence de voyages classique mais offrons nos services à des agences qui elles vendent des voyages à leurs clients. Il s’agit d’une approche strictement B2B.

Justement, ces activités B2B représentent aujourd’hui une part très importante de votre chiffre d’affaires. Une réalité dont le grand public n’a pas forcément conscience… Comment fonctionne ce type de services?

Prenons l’exemple d’une agence de voyages chinoise qui doit organiser un voyage de groupe de 10 jours en Europe. Ce que nous proposons à notre partenaire chinois, c’est d’organiser et de négocier pour lui l’intégralité de ce voyage, du transport à la logistique, en passant par le choix des hôtels, de la nourriture, des visites guidées, etc. Nous organisons environ 50’000 tours de ce genre par année, la plupart en Europe. Les voyageurs chinois eux-mêmes ne savent pas que toute la préparation passe par Kuoni. Ils réservent leur voyage via un prestataire local.

A quel point des entreprises telles que booking.com ou Airbnb représentent-elles une menace pour Kuoni? Cette nouvelle concurrence vous inquiète-t-elle?

Avec l’arrivée de nouveaux concurrents, l’industrie est devenue encore plus fragmentée aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a dix ans. Nous ne sommes donc pas dans une situation où un acteur pourrait s’accaparer l’ensemble du marché. Aucune entreprise ne dispose d’une part de marché significativement plus importante que les autres. Airbnb a ouvert une nouvelle voie intéressante. Nous ne sommes pas directement en concurrence avec eux. En revanche, booking.com est clairement un concurrent pour nous.

Avec le développement des offres en ligne, les agences de voyages traditionnelles ne sont-elles pas vouées à disparaître?

Nous pensons que les agences de voyages historiques vont perdurer. Dans dix ans, il y aura encore une forte demande pour ce type de services. Certaines personnes préféreront avoir une discussion réelle avec un spécialiste du voyage. Certes, pour les demandes simples, comme partir une semaine dans un hôtel à Majorque, vous n’avez déjà plus besoin de passer par une agence. Une réservation par internet fonctionne bien. Pour ce type de services, l’utilité d’une agence physique est très limitée, excepté peut-être pour les gens âgés, ou alors les très jeunes gens qui ne disposent pas encore de carte de crédit.

En revanche, pour les demandes plus complexes, l’agence physique a tout son sens. Les gens ne sont pas très enclins à réserver par exemple un safari de plusieurs semaines en quelques clics sur internet. Il s’agit d’une question de confiance, et le fait de se rendre dans une agence Kuoni offre de ce point de vue une solide garantie, également en termes de service après-vente. Contrairement à d’autres biens de consommation que vous pouvez facilement échanger en cas de problème, il n’est pas aisé de faire une réclamation après coup pour des vacances qui ne se sont pas bien déroulées.

Est-ce que néanmoins les plus jeunes gens n’ont pas tendance à passer exclusivement par internet pour réserver leurs vacances?

Ce n’est pas ce que nous constatons. Cette année, en Suisse, 25% des gens qui se sont rendus dans l’une de nos agences de voyages avaient moins de 40 ans. Ces clients n’ont pas besoin de réserver leur voyage en ligne juste pour prouver qu’ils peuvent le faire… Si vous êtes un «digital native», le fait de booker en ligne n’a rien d’exceptionnel. Cette génération est en fait très pragmatique. Si nous offrons un service efficace et de qualité via une agence, les plus jeunes sont disposés à choisir cette option pour l’organisation de voyages avec des besoins spécifiques.

Quels sont les chantiers marquants au sein du groupe Kuoni?

Si l’on regarde d’où nous venons, nous pouvons dire que Kuoni s’est transformé de manière significative au cours des dernières années. Ce changement repose essentiellement sur trois piliers. L’acquisition de Gullivers Travel Associates (GTA) en 2011 nous a permis de nous implanter de manière beaucoup plus importante sur le marché asiatique et d’y développer fortement notre marché B2B avec une offre en ligne de plus de 50’000 hôtels. Autre décision stratégique: l’abandon cette année de nos activités touristiques non profitables en France, en Italie, en Espagne, en Belgique et en Russie. Dernier axe: l’augmentation de la croissance organique de notre société VFS globale, qui gère les demandes de visas pour les voyageurs. C’est un service en pleine expansion, que nous avons inventé il y a treize ans.

Il s’agit là encore d’une facette méconnue de Kuoni…

Nous avions démarré cette activité en Inde, où les voyageurs ont besoin d’un visa pour presque toutes les destinations. Aujourd’hui, nous travaillons avec 45 gouvernements différents. Ces derniers nous sous-traitent les processus de demandes de visas. Nous procédons à plus de 18 millions de demandes de visas par an dans plus de 100 pays.

Tirez-vous parti de la réputation de sérieux et de neutralité de la Suisse pour le développement de cette activité?

Quand nous avons initié ce business, cet aspect a clairement joué en notre faveur. Il s’agissait d’un critère important pour que les gouvernements nous fassent confiance. Aujourd’hui, notre origine suisse n’est plus un élément décisif.

Les commentaires des analystes suite à la publication de vos résultats semestriels sont assez sévères. Certains pointent un manque de décisions stratégiques. Quelle est votre réaction?

Je ne crois pas que les analystes remettent en question notre business modèle. Simplement, les résultats du premier semestre étaient en dessous de leurs attentes, ce qui a conduit à un recul de l’action en Bourse. Le vrai débat se situe au niveau de nos activités dans les pays scandinaves, en tant que marché source. Il s’agit d’une région où nous avons enregistré de bons résultats au cours des dix dernières années, mais dans laquelle nous rencontrons actuellement des difficultés, et où nous nous attendons à des pertes cette année. C’est sur ce point en particulier que portent la plupart des commentaires négatifs.

Etes-vous inquiet pour l’avenir de vos activités sur ce marché?

Les observateurs posent surtout la question de la volatilité et du manque de visibilité du marché scandinave dans son ensemble. Or, il s’agit d’un marché très attractif. Les habitants de ces pays voyagent vers le sud en été comme en hiver. L’an dernier, nous y avons organisé des voyages pour 1,3 million de personnes. Dans les pays scandinaves, et contrairement à nos autres secteurs d’activités, nous entrons en compétition directe avec Thomas Cook et Tui. Nous sommes actuellement no 3.
_______

Expert en finance

Avant de rejoindre Kuoni, Peter Meier (49 ans) a auparavant travaillé dix-huit ans chez Sulzer, où il a occupé de nombreuses responsabilités dans le domaine des finances, jusqu’à atteindre le poste de CFO en 2007. En 2010, il intègre l’équipe dirigeante de Kuoni, dans un premier temps en tant que CFO. Il est nommé CEO ad interim du groupe en juin 2013, avant d’être officiellement confirmé dans cette fonction en mars 2014.

Ce Zurichois d’origine possède un MBA de la State University of New York, ainsi qu’un diplôme en management de la Wharton School of Pennsylvania. Peter Meier est marié et père de deux jeunes adultes. Il vit à Winterthour.
_______

Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 5/2014).