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Une loi sur la transparence peu efficace

Depuis huit ans, les Suisses peuvent exiger l’accès aux documents de l’administration fédérale. Mais jusqu’à présent, cette nouvelle réglementation n’a pas vraiment fait évoluer les mœurs.

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Plus de 40 mandats ont été attribués sans appel d’offres public par le Secrétariat d’Etat à l’économie (Seco) entre 2009 et 2011: le scandale, révélé par le «Tages-Anzeiger» et le «Bund» en janvier dernier, a représenté l’un des points forts de l’actualité suisse durant quelques semaines. Si les deux quotidiens alémaniques ont pu mettre cette affaire au jour, c’est grâce à la Loi sur la transparence (LTrans). Entrée en vigueur en 2006, cette réglementation donne la possibilité aux Helvètes de consulter — à quelques exceptions près — tous les documents émanant de l’administration fédérale. Son introduction constitue un changement de paradigme total puisque, auparavant, tout rapport officiel non destiné à la publication était placé sous le sceau du secret.

Censé garantir que l’Etat travaille «sous le regard des citoyens», le texte représente, dans les faits, surtout une mine d’or pour les chercheurs, étudiants et journalistes. Outre les manquements du Seco, l’utilisation de la LTrans (ou de ses équivalences cantonales) a permis de lever le voile sur plusieurs autres informations d’intérêt ces dernières années. Parmi elles, les modalités de l’accord de sponsoring juteux passé par l’Université de Zurich avec l’UBS Foundation, les documents spécifiant la procédure d’enregistrement par Swissmedic de plusieurs médicaments, ainsi que le montant des indemnités de départ versées par le Département fédéral de justice et police à deux collaborateurs licenciés.

Des motifs de refus obscurs

Bien que fort différentes, ces quatre affaires possèdent en commun le fait d’avoir toutes débuté par un refus net des autorités concernées de livrer les documents officiels demandés. Dans chaque cas, il a fallu recourir à l’organe de médiation, voire à la justice, pour obtenir gain de cause. Autant de procédures longues et parfois coûteuses, qui ont laissé un goût amer aux personnes concernées. Journaliste au quotidien «Le Temps», Denis Masmejan vient de sortir (victorieux) d’un bras de fer de trois ans avec le Département fédéral des finances (DFF). La cause du litige? «Je souhaitais consulter un rapport concernant les erreurs commises par les services de Hans-Rudolf Merz lors de l’adaptation de la Suisse aux standards de l’OCDE au niveau de l’échange de renseignements fiscaux. Le DFF n’a pas voulu en entendre parler.»

Denis Masmejan a alors fait appel au Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence (PFPDT), chargé des procédures de médiation en lien avec la LTrans. Près de deux ans plus tard (alors que la loi prévoit un délai de 30 jours), le journaliste a reçu une recommandation favorable du PFPDT, qu’il s’est empressé de faire valoir auprès du Ministère des finances. «Je me suis heurté à un nouveau refus, pour des motifs qui différaient du premier.» Soutenu financièrement par son employeur, le juriste de formation s’est tourné vers le Tribunal administratif fédéral (TAF), qui lui a donné raison. A la mi-mars 2014, il a enfin reçu copie du fameux rapport. «Journalistiquement, ce document n’a plus beaucoup de valeur trois ans plus tard. Mais j’ai décidé d’aller jusqu’au bout de ma démarche pour faire avancer la cause de la transparence.»

Soucieux d’encourager leurs confrères à davantage exploiter cette réglementation, tout en dénonçant les refus qu’ils ont eux-mêmes essuyés auprès des autorités fédérales et cantonales, une poignée de journalistes — dont Denis Masmejan — ont lancé en 2011 Loitransparence.ch. Ce portail, qui distille informations et conseils sur la LTrans, contient un outil permettant d’expédier en ligne une requête à l’instance fédérale ou cantonale de son choix. «La loi sur la transparence est entrée en vigueur il y a huit ans déjà mais la culture du secret demeure forte dans notre société. L’idée qu’il y a désormais une présomption de droit d’accès à l’information n’est de loin pas encore ancrée partout dans l’administration», commente le collaborateur du «Temps».

Vingt fois moins de demandes qu’en Grande-Bretagne

Martial Pasquier estime lui aussi que les fins de non-recevoir opposées par les organismes étatiques ne sont pas toujours justifiées. Selon le directeur de l’Institut de hautes études en administration publique, l’application de la LTrans pèche surtout par manque d’expérience. «Bien sûr que, dans certains cas, on peut soupçonner les autorités d’avoir essayé d’éviter qu’une information gênante les concernant ne soit publiée. Mais la plupart du temps, les refus injustifiés émanent d’organes qui reçoivent tellement peu de demandes qu’ils ont tendance à être sur la réserve.» Dans son dernier rapport annuel, le Préposé fédéral à la transparence indique que 506 demandes d’accès à des documents officiels ont été déposées auprès des autorités fédérales en 2012. En légère hausse (+8% par rapport à 2011), ce chiffre n’en reste pas moins dérisoire en comparaison internationale: selon le portail Loitransparence.ch, qui prend en compte la différence de population dans son calcul, les Suisses utilisent 20 fois moins la législation sur la transparence que les Britanniques.

«La nature du système politique suisse a pour conséquence que les citoyens disposent de nombreuses informations», commente Martial Pasquier. Dans un système de concordance, où les partis politiques se partagent le pouvoir, l’information circule forcément, précise-t-il. De là à remettre en question l’utilité de la LTrans, il y a un pas que le professeur ne franchit pas. «Cette loi sert de garde-fous. L’administration sait qu’elle est potentiellement observée.» Afin d’en améliorer la portée, il estime qu’il serait judicieux d’introduire en faveur du PFPDT un droit de recours contre les décisions de l’administration, «ce qui permettrait entre autres d’étoffer la jurisprudence». De son côté, Denis Masmejan appelle à un renforcement des effectifs du Préposé à la transparence, qui ne représentent actuellement que 3,3 équivalents plein-temps: «Les procédures de médiation sont beaucoup trop longues! Il s’agit d’un réel obstacle à la LTrans.»

Centraliser les données publiques

Que ces doléances soient entendues ou non, la culture de la transparence pourrait bien progresser en Suisse ces prochaines années, grâce à un nouveau projet prioritaire de la Confédération: l’Open Government Data (OGD). Son objectif est de donner accès aux citoyens, de manière centralisée, aux données ouvertes de l’administration. Depuis septembre 2013, un portail pilote propose déjà 1’800 jeux de données émanant notamment des Archives fédérales, de l’Office fédéral de la statistique, de la Bibliothèque nationale et de l’Office fédéral de la topographie. «A l’ère d’internet et des réseaux sociaux, les attentes de la population ont changé. De nombreux Suisses considèrent qu’il est normal qu’on leur mette activement de l’information à disposition plutôt que de devoir la demander», analyse Florian Evéquoz, professeur à l’Institut d’informatique de gestion de la HES-SO Valais-Wallis.

Selon l’association Opendata.ch, l’OGD serait porteuse de bénéfices dans trois domaines: l’innovation, l’économie des coûts de fonctionnement et la transparence. «La Grande-Bretagne est bien plus avancée que la Suisse en matière d’ouverture de données publiques, et les effets positifs se font déjà sentir», note Alexandre Cotting, également professeur à l’Institut d’informatique de gestion de la HES-SO Valais. Mis en compétition grâce à l’OGD, les hôpitaux britanniques ont dû améliorer la qualité des soins. Le nombre de morts a chuté drastiquement dans la foulée.»
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Des exigences différentes entre public et privé

A noter que le texte de la LTrans comporte des exigences très différentes en ce qui concerne les secteurs public et privé. Alors que le premier est tenu de tout publier — ses chiffres, ses stratégies, ses missions –, les entreprises privées peuvent se contenter de ne divulguer que des informations relatives au marketing boursier, par exemple. Des voix s’élèvent régulièrement pour critiquer cet état de fait.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 7).