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Le rêve américain des start-up suisses

S’installer aux Etats-Unis pour lancer ou développer sa société: la démarche séduit de jeunes entrepreneurs helvétiques. Exemples et témoignages.

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Trois cent cinquante millions de dollars. C’est la somme que Google a proposée en 2012 au Bernois Alain Chuard pour le rachat de son entreprise Wildfire Interactive. Le géant américain a flairé le potentiel de cette start-up basée à San Francisco, spécialisée dans le marketing sur les réseaux sociaux: fondée en 2008, elle est passée, en quatre ans, de cinq à 400 collaborateurs, pour atteindre un chiffre d’affaire de 45 millions de dollars. «On ne pouvait pas espérer mieux», se réjouissaient alors l’entrepreneur et son associée Victoria Ransom sur le blog de la société.

Un entrepreneur rêvant d’un tel rachat aura bien davantage de chance d’atteindre son objectif en s’installant aux Etats-Unis: «Pas moins de 95% des start-up que Google acquiert se trouvent aux USA», note Cyril Dorsaz, directeur du département start-up et innovation au sein de la filiale de San Francisco de Swissnex, un réseau d’ambassades scientifiques qui soutient l’innovation helvétique à l’étranger.

Pour ce Genevois expatrié outre-Atlantique, le potentiel de revente n’est pas le seul élément qui encourage de jeunes Suisses à créer leur start-up aux Etats-Unis. L’opportunité de lever des fonds conséquents pour lancer le projet est souvent la motivation première. «Dans la Silicon Valley, 40 milliards de dollars sont investis chaque année dans les start-up. L’industrie des «venture capitalists» (le capital-risque) est née aux USA. Investir dans ce type de sociétés est une pratique inscrite dans la culture américaine.»

En Suisse, les fonds issus du capital risque s’élèvent à 415 millions de francs, selon le Swiss Venture Capital Report 2013 (contre 316 millions en 2012). «Pour l’instant, les grandes sociétés helvétiques ont davantage tendance à investir dans leur propre département de recherche et développement que dans une start-up.»

La réactivité face à un projet innovant diffère énormément entre les deux pays, selon Xavier Comtesse, directeur romand du think-tank Avenir Suisse. «Un investisseur américain ne va pas attendre patiemment des dossiers. Il est extrêmement proactif, reste attentif aux bonnes idées et fonce lorsqu’il pense qu’un projet peut exploser. Ainsi, le jeune entrepreneur peut vite vérifier son business model. Et si son projet marche, il peut s’enrichir rapidement. Une success story à la Zuckerberg est envisageable aux Etats-Unis. Culturellement, ce type de parcours est aussi mieux accepté: en Suisse, le fondateur de Facebook serait détesté, plus encore qu’Ospel!»

L’image positive dont jouissent les start-up outre-Atlantique permet aussi à ceux qui se lancent de bénéficier des conseils d’entrepreneurs plus expérimentés. «Tout businessman qui a lui-même réussi aime passer du temps avec la jeune génération pour lui faire part de son expérience, remarque Cyril Dorsaz de Swissnex. Les incubateurs d’entreprises mettent aisément en contact des novices avec ce type de mentors.» «A Boston par exemple, de nombreux acteurs de l’écosystème entrepreneurial de la région sont concentrés autour des centres universitaires, note Niccolò Iorno, chef de projet au sein de l’agence Swissnex-Boston. Les idées circulent ainsi rapidement et un réseau peut se construire facilement.»

Un réservoir de talents

Au-delà des fonds nécessaires au lancement d’une société, la présence de personnes extrêmement compétentes en business et marketing encouragent les entrepreneurs européens à s’installer aux Etats-Unis. Trois écoles américaines se disputent régulièrement les trois premières places des classements des meilleures «business schools» à travers le monde: la Stanford Business School (Californie), l’Université Harvard (Massachusetts) et la Wharton School (Pennsylvanie). «La Suisse forme d’excellents d’ingénieurs, mais très peu d’excellents «marketeurs», remarque Cyril Dorsaz. Ils développeront un produit de grande qualité, mais ne sauront pas forcément le vendre.»

Un élément supplémentaire permet à un produit de séduire rapidement énormément de monde: «Les Etats-Unis représentent un marché homogène de 300 millions de personnes, dont une grande partie sont des «early adopters», des consommateurs qui ont l’habitude de tester systématiquement les nouveaux produits.»

Les entrepreneurs européens doivent-ils donc tous s’envoler pour les Etats-Unis? «Ce phénomène d’exil outre-Atlantique n’est pas massif, constate Niccolò Iorno, qui rencontre régulièrement des jeunes résidant en Suisse qui souhaitent créer leur société. La plupart sont très fiers et satisfaits de l’écosystème entrepreneurial helvétique et ne veulent pas le quitter. En revanche, ils sont très contents de pouvoir passer quelques jours aux USA afin de présenter leur projet et bénéficier des conseils des acteurs locaux.»

Pour Xavier Comtesse, «location is everything». Autrement dit, le lieu est déterminant et doit se choisir en amont, selon le secteur d’activité. «Les start-ups évoluant dans le domaine de la santé sont celles qui ont le plus de chances de réussir à lever des fonds en Suisse, car un franc sur deux y est investi dans ce secteur grâce à la présence d’un cluster de l’industrie pharmaceutique. Boston est aussi une ville intéressante pour le domaine de la santé car on y trouve d’importantes entreprises évoluant dans ce secteur, mais aussi le centre de recherche de Novartis. Milan est recommandé pour le design et Londres pour le marketing.» La Silicon Valley reste le lieu idéal pour percer dans le domaine des nouvelles technologies, mais il n’est pas le seul: «Il existe un cluster à Zurich grâce à la présence du centre de recherche de Google et d’IBM. C’est d’ailleurs là qu’est né le phénomène Doodle par exemple.»
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TEMOIGNAGES

«Il nous fallait un grand marché pour percer»

A 26 ans, le Zurichois Stephan Goss a créé l’entreprise Zeeto Media à San Diego. Il dirige aujourd’hui une équipe de 53 personnes et vise une croissance du chiffre d’affaires de 100 % en 2014.

Le concept imaginé par Stephan Goss se découvre sur un site internet: www.getitfree.us. Echantillons de crème hydratante, bons pour une glace ou une pizza, livres de jardinage, magazines, produits de nettoyage… les internautes inscrits sur ce grand bazar online peuvent choisir parmi un vaste éventail d’accessoires gratuits et de coupons de réductions. Sans frais, ils reçoivent ensuite à domicile leurs cadeaux, qui ont tous la particularité d’afficher visiblement la marque qu’ils représentent. «A chaque commande d’un internaute, la marque en question nous paie une somme définie», explique fièrement Stephan Goss.

Ce concept de marketing ciblé séduit rapidement: en novembre 2013, deux ans après son lancement, le site comptabilise 3,5 millions de visiteurs. Plus de cinquante employés ont rejoint Stephan Goss et son associé Matt Marcin dans la société qu’ils ont créée à San Diego, Zeeto Media. Discret sur le chiffre d’affaires, le Zurichois d’origine dévoile une progression de 70% en 2013 et vise 100% pour 2014. «Notre projet a été rentable dès le début. Tout est allé très vite, nous n’avons d’ailleurs pas encore de stratégie précise pour le développement à venir de l’entreprise. Si nous décidons d’étendre notre concept, ce sera dans un grand pays, tel que la Chine ou l’Inde.»

Selon le jeune entrepreneur, son concept n’aurait pas pu s’imposer si vite en Suisse. «Les Etats-Unis représentent un marché homogène de 300 millions de personnes qui parlent la même langue, régis par les mêmes lois. Une seule campagne publicitaire permet de toucher énormément de monde. En Europe, il aurait fallu multiplier les stratégies pour atteindre différents pays.»

Très à l’aise aux Etats-Unis, Stephan Goss s’y est installé en 2007 dans le cadre de ses études. «Je devais rester six mois mais, dès mon arrivée, j’ai su que je resterais! Aux Etats-Unis, tout le monde m’encourageait lorsque je parlais de mon envie de monter une entreprise. Mon entourage en Suisse me conseillait d’être prudent et d’aller plutôt travailler dans une banque…»
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«Les fonds abondent dans le Massachusetts»

La start-up du Genevois Olivier Boss, Energesis, travaille sur le traitement de l’obésité et du diabète. Elle profite des nombreuses possibilités de financement aux Etats-Unis.

Olivier Boss s’est intéressé pour la première fois au tissu adipeux brun lors de son doctorat sur le traitement de l’obésité à la faculté de médecine de l’Université de Genève entre 1994 et 1998. Ces cellules brûlent énormément d’énergie et permettent de réguler la quantité de graisse dans le corps. «Je me suis aussitôt dit que l’exploitation de ce tissu était la clé pour guérir l’obésité, explique le Genevois de 46 ans. Malheureusement, cette graisse brune n’avait été retrouvée, jusque-là, que dans le corps des animaux et des bébés.»

Mais, en 2006, une découverte change la vie d’Olivier Boss, alors établi aux Etats-Unis où il travaille pour une compagnie pharmaceutique. Son ex-professeur de doctorat, le Genevois Jean-Paul Giacobino, alors établi à Pittsburgh, l’appelle pour lui annoncer qu’il a découvert des cellules souches de tissu adipeux brun dans le corps humain. «Nous devons fonder une start-up», lui répond sur le champ Olivier Boss. En 2009, Energesis Pharmaceuticals voit le jour à Boston.

Le Genevois profite depuis des possibilités de financement offertes par la région de Cambridge, dans le Massachusetts. «Les fonds y abondent, dit-il. Il y existe de multiples bourses gouvernementales et on y rencontre de nombreux business angels qui connaissent très bien le secteur biomédical.» La start-up décroche notamment une bourse du Département de la défense américain d’environ 100’000 dollars. Puis, une deuxième d’un million de dollars. Le scientifique profite également d’un programme de soutien aux start-up nommé Internship challenge program. «L’Etat du Massachusetts a financé l’engagement de plusieurs stagiaires au sein de notre start-up, explique-t-il. Sans cette aide supplémentaire, nous n’aurions pas pu lancer cette entreprise.»

Aujourd’hui, le laboratoire d’Olivier Boss teste son traitement sur des souris. «Les résultats sont très prometteurs, dit-il. Dans dix ans, l’obésité et le diabète de type 2 pourront se guérir grâce à des pilules avalées comme des aspirines. Et notre start-up va participer à cette découverte.»
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«Nous profitons des meilleurs cerveaux dans notre domaine»

Hampus Hillerstrom a lancé Neurophage Pharmaceuticals, une start-up qui cherche à développer un traitement pour la maladie d’Alzheimer. Il bénéficie d’un accès privilégié aux plus grands experts de la question dans la région de Boston.

En novembre 1998, le jeune Hampus Hillerstrom commence un stage au sein de la banque Lazard, dans une unité spécialisée dans le financement du secteur médical. Un vrai coup de foudre: «Je voyais concrètement que l’on pouvait aider les gens grâce à nos investissements dans de nouveaux médicaments.»

Le Genevois souhaite passer de l’autre côté du miroir, développer lui-même ces produits qui aident les malades. Il part aux Etats-Unis pour réaliser un double master en gestion à la Harvard Business School et en sciences de la santé au Massachusetts Institute of Technology (MIT). «C’était un diplôme unique. Je pouvais me perfectionner dans ces deux domaines.» Pendant ses études, il fonde Neurophage Pharmaceuticals avec un camarade de classe israélien, Jonhatan Solomon. La start-up développe un traitement pour lutter contre Alzheimer. «Notre produit combat les agrégats de protéines toxiques émis dans le cerveau lorsque celui-ci se fait affecter par la maladie.»

«Aux Etats-Unis, on peut enregistrer une compagnie en ligne pour 500 dollars», explique-t-il, enthousiaste. Hampus Hillerstrom profite aussi de la ressource la plus précieuse de la région de Cambridge: ses cerveaux. «Il y a énormément d’universités, d’hôpitaux et d’instituts de recherche. Nous avons pu mettre en place notre équipe très rapidement, et elle contient les meilleurs chercheurs du domaine.» Cet emplacement joue en leur faveur sur d’autres plans. «Nous nous situons au cœur du hub biotech le plus important de la planète, explique l’entrepreneur de 37 ans. Cela nous a donné de la crédibilité auprès de nos investisseurs, dont la majeure partie sont européens.» Son entreprise a levé 35 millions de dollars, et se prépare à obtenir à nouveau 15 à 17 millions de dollars. «Nous espérons tester notre médicament fin 2015.»
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«Nous n’aurions jamais touché un aussi grand public en Europe»

Urturn permet de modifier des photos sur les réseaux sociaux, un outil que les stars de la musique américaine adorent. Pour la start-up helvétique, une présence aux Etats-Unis était une question de survie.

Pour Urturn, la start-up créée en 2011 par Vincent Borel, Mathieu Fivaz et les frères lausannois Stelio et Alexander Tzonis, la percée est survenue en janvier 2013. Les entrepreneurs se rendent alors une réunion à Los Angeles avec l’agent de Britney Spears. Celui-ci cherche à créer le buzz autour de la sortie du prochain album de la chanteuse, «Britney Jean». Au cours de la discussion, une idée émerge: «Nous allions permettre aux fans de se prendre en photo, puis de remplacer la tête de la star par la leur sur la pochette du disque», raconte Stelio Tzonis. Un projet qui correspond parfaitement au produit d’Urturn, un outil permettant de modifier des photos sur les réseaux sociaux.

Le concept fait automatiquement le buzz auprès des fans de Britney Spears. «Plus de 25’000 personnes ont pris des photos d’eux avec Urturn, ce qui a généré plus de 24 millions d’impressions sur les réseaux sociaux.» Quelques semaines plus tard, le concept était repris tel quel pour le nouvel album de Miley Cyrus.

Pour l’entreprise sise à Genève, l’antenne qu’elle exploite sur la côte Ouest est vitale. «L’industrie musicale est notre client principal, note l’entrepreneur de 43 ans. Nous avons besoin de rencontrer les agents des stars américaines pour leur donner envie de se servir de notre outil. Sans ce contact humain, nous n’aurions jamais pu avoir autant de succès.» Plus récemment, la start-up a exploité le «selfie» pris par Ellen DeGeneres lors de la cérémonie des Oscars avec Brad Pitt, Jennifer Lawrence et Bradley Cooper pour permettre à ses usagers de faire semblant d’être sur la photo. A nouveau, le concept a fait sensation. «Nous ne pourrions jamais toucher un aussi grand public en Europe.» Stelio Tzonis adore également la culture du travail américaine: «Les start-up ont un statut de rockstar. En Europe, c’est le contraire. Elles sont considérée comme des bambins irresponsables.»
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Collaboration: Clément Bürge

Une version de cet article est parue dans PME Magazine.