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L’engouement pour le terroir dope les PME locales

Des producteurs profitent de l’intérêt des consommateurs pour les produits locaux pour développer des activités performantes de vente directe. Exemples de formules qui marchent.

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Le phénomène du manger local, autrement dit l’émergence des «locavores», représente l’une des tendances les plus importantes de l’industrie alimentaire. Aux Etats-Unis, ce marché est estimé à 5 milliards de dollars et crée 13 emplois pour chaque million de revenu. Pour le projet européen Locfood, dont l’objectif est d’analyser la tendance locale et de fournir des outils aux agriculteurs, les produits du terroir deviennent les moteurs des économies régionales. Ses études indiquent que les entreprises du terroir sont en croissance partout en Europe et qu’elles créent des emplois positifs pour la stabilité de l’économie locale, car non délocalisables.

Si les chiffres manquent encore à ce sujet en Suisse, les spécialistes estiment que le marché du terroir est en bonne passe de rattraper, voire de dépasser, celui du bio, dont les revenus annuels sont estimés à 2 milliards de francs. «Selon certaines enquêtes, les consommateurs se dirigent de plus en plus vers une consommation locale, même davantage que vers les produits bio, explique Elisa Domeniconi, de l’association pays romand — pays gourmand, qui fédère les labels romands de produits du terroir. Ils veulent soutenir l’économie locale, acheter des produits goûteux, de qualité et meilleurs pour la santé, tout en faisant un geste pour l’environnement.»

Croissance de la vente directe

Certaines entreprises de produits du terroir suisses sont anciennes et bien implantées, comme les producteurs de gruyère AOP et leurs 30 000 tonnes annuelles de production. Ce qui croît le plus depuis quelques années, ce sont les modèles de production basés sur les circuits courts, dans lesquels les produits vont directement du paysan au consommateur. «Nous n’avons pas de chiffres précis dans ce domaine, alors que selon une estimation de l’Office fédéral de la statistique datant de 2012, 12% des exploitations agricoles pratiquent la vente directe, rapporte Jacques Bourgeois, conseiller national et directeur de l’Union suisse des paysans. Ce sont les cantons urbains qui connaissent la plus forte croissance dans ce domaine. Il faut aussi noter le succès des labels AOP (appellation d’origine protégée) et IGP (indication géographie protégée).» Une étude montre que les ventes d’un produit labellisé ou médaillé connaissent une croissance importante, de 27% en moyenne.

Les modèles de vente directe sont très diversifiés en Suisse romande: ils vont de la supérette sur le domaine aux paniers collectifs, en passant par des livraisons aux restaurateurs locaux. De nombreux systèmes par correspondance se sont développés notamment grâce à internet. On trouve, par exemple, le site e-terroir.ch, qui vend des produits romands par correspondance. Ou, dans le canton du Jura, des producteurs de viande qui livrent leur marchandise au consommateur par le biais d’abonnements bimensuels.

Une niche à fort potentiel

Dans le même canton, des paysannes se sont associées pour créer Toétché-Service. Il suffit de composer un numéro de téléphone pour commander ce gâteau à la crème typique. Côté vaudois, Terre Vaudoise, un supermarché de produits du terroir vaudois, est désormais bien connu des Lausannois (lire l’encadré). Plusieurs manifestations liées aux produits du terroir connaissent un succès croissant: la Semaine du goût, le Concours suisse & marché des terroirs à Courtemelon (JU) qui attire 15 000 personnes et attribue plus de 200 médailles, le Salon des goûts et terroirs de Bulle, les brunchs du 1er août, et de nombreux événements locaux, telle la Fête de la Tomate à Carouge (GE).

Ces différents éléments indiquent que les produits du terroir sont dans l’air du temps. Ils bénéficient d’une couverture médiatique importante et convainquent les citoyens choqués par les récents grands scandales alimentaires. Et si certains entrepreneurs en tirent déjà parti et connaissent de jolis succès, d’autres peinent à se faire connaître ou hésitent à se lancer.

«La situation de la Suisse est l’une des meilleures au monde en ce qui concerne les produits locaux, observe Olivier Boillat, ingénieur agronome et responsable de projet à la Fondation rurale interjurassienne. Actuellement, seulement 60% des aliments que nous consommons sont d’origine indigène. Le consommateur helvétique dispose d’un pouvoir d’achat élevé, et les touristes sont nombreux à visiter le pays. Ces derniers représentent en effet un débouché important pour les produits du terroir.»

Malgré ces facteurs favorables, le marché ne croît pas encore autant qu’il le pourrait. «Les entreprises n’arrivent pas à répondre à la demande. Tout d’abord parce que produire en grande quantité nécessite d’importants investissements en temps et en argent, poursuit l’ingénieur agronome. Beaucoup d’agriculteurs me disent que leur exploitation ne leur laisse pas le temps d’exploiter le créneau du terroir. Et après des années de mécanisation de l’agriculture, de nombreux savoir-faire se sont perdus. Les réhabiliter prend du temps.»

Contrôles et garanties

Un second enjeu lié aux produits locaux concerne le contrôle de provenance et de qualité. Les aliments labellisés en Suisse romande doivent provenir à 100% d’une région définie lorsqu’ils sont non transformés et à 90% s’ils sont transformés. Ce n’est pas forcément le cas de marchandises du terroir non certifiées par une marque. C’est pourquoi certains consommateurs ont été surpris d’apprendre que les noix de leur tourte des grisons provenaient d’Asie centrale! «Pour garantir la crédibilité de ces produits, la Confédération doit mettre en place des mesures appropriées pour lutter contre les fraudes et les réprimer», reconnaît Jacques Bourgeois.

Beaucoup d’entreprises du terroir peinent encore à trouver leur modèle d’affaires. «De multiples voies sont explorées actuellement, notamment avec l’essor des nouvelles technologies, indique Olivier Boillat. Ce que les experts constatent, c’est que, dans le domaine du local, les gagnants sont ceux qui tiennent le consommateur par la main. Il est donc indispensable d’aller vers lui pour entretenir un rapport personnel. Cela explique pourquoi les plateformes en ligne ne donnent pour l’instant que des résultats moyens. L’avenir réside probablement dans des modèles qui mélangent ventes directes et internet.»
Un autre problème réside dans la décentralisation de certaines exploitations: «Le citadin pressé ne va pas perdre son temps à aller jusqu’à la ferme, dit Thierry Gallandat, doyen de l’Ecole d’agrilogie de Grange-Verney (VD). Ce qui fonctionne le mieux, ce sont les magasins qui vendent des produits du terroir en ville.»

Développer le savoir-faire

Le dernier cheval de bataille, c’est la qualité, qui permet aux produits locaux de se démarquer de ceux des grandes surfaces. «Les agriculteurs suisses doivent viser le haut de gamme et développer des savoir-faire pointus, poursuit Olivier Boillat. Dans la même idée que ce que nous avons fait en horlogerie. Il y a tout un marché à prendre dans ce domaine.»

Pour réussir ce pari, beaucoup d’agriculteurs auraient besoin de connaissances supplémentaires. Plusieurs voies sont actuellement envisagées par la branche: «nous réfléchissons à une formation qui permettrait aux producteurs d’acquérir des outils marketing et législatifs pour lancer leur entreprise, souligne Thierry Gallandat. Il s’agit aussi d’intégrer les notions d’hygiène et de retrouver le savoir-faire des recettes anciennes.»
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TEMOIGNAGES

«Faire découvrir les produits locaux»

La vente directe représente plus de 60% des activités de la ferme de la famille Courtois à Genève. Ses lentilles sont aujourd’hui réputées dans toute la Suisse.

Christophe Courtois, 32 ans, est responsable du domaine de Sauverny, à cheval sur les cantons de Genève, de Vaud et de la France. Chargé de l’exploitation familiale depuis 2011, l’entrepreneur porte toujours plus d’attention au marché à la ferme, une activité entamée par ses parents à la fin des années 1980. «Pendant plusieurs années, nous ne proposions que des pommes et des oeufs. Puis il m’a paru important de développer un panier plus complet, afin que les clients puissent terminer leurs courses directement à la ferme.»

Le jeune paysan a donc cherché à diversifier la production familiale, avant de démarcher d’autres agriculteurs romands. Aujourd’hui, la supérette de 200 m2 est approvisionnée par une cinquantaine de producteurs, pour une gamme de 500 produits: boulangerie, épicerie, produits laitiers, vins et alcools de la région. Les cultures de l’exploitation de Sauverny comme le blé, le colza, la betterave sucrière et les lentilles représentent plus de la moitié des aliments vendus au magasin tenu par cinq employées. Son chiffre d’affaires annuel atteint 500 000 francs.

«Je m’en tiens pour l’instant à mes objectifs initiaux: faire découvrir les produits locaux, tout en écoulant ma propre production.» Une option qui réussit à Christophe Courtois, pour qui la vente directe représente désormais plus de 60% des activités. Pour mieux faire connaître son domaine, Christophe Courtois mise également sur son produit phare, les lentilles de Sauverny, dont il produit près de 12 tonnes par année. Labellisées Genève Région – Terre avenir (GRTA), elles sont distribuées dans plus de 60 points de vente en Suisse, ainsi que dans les magasins Manor et servies dans les cantines des écoles genevoises depuis deux ans.
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«Les gens sont fiers de leur région et de ses produits»

Le magasin au gré des Saveurs a ouvert ses portes il y a dix ans à La Chaux-de-Fonds. Christophe Bachmann le gère à côté de son activité d’apiculteur.

Amoureux de la nature depuis l’enfance, Christophe Bachmann a suivi trois formations en lien avec la terre: pépiniériste, arboriculteur et paysagiste. En 2003, il a décidé de faire de sa passion — la culture du miel — son activité professionnelle. «Dès les années 1990, je gérais une vingtaine de ruches tout en travaillant comme paysagiste pour la Ville. Puis je suis devenu apiculteur semi-professionnel en 2001, avec 150 ruches réparties sur tout le canton.» Lorsqu’il décide de devenir indépendant, le jeune père de famille ouvre un magasin de proximité à La Chaux-de-Fonds, dédié à la vente de son miel et d’autres produits régionaux. Il engage une employée pour la gestion de son commerce et aménage l’arrière-boutique comme atelier de production et de conditionnement de son miel.

Dix ans plus tard, la boutique au gré des Saveurs jouit d’une belle notoriété. La volonté de l’apiculteur de proposer en priorité des produits neuchâtelois plaît aux clients réguliers. Et Christophe Bachmann observe un nouvel engouement pour les produits du terroir: «Les gens sont fiers de leur région. Privilégier les produits des agriculteurs locaux, c’est aussi bénéficier d’un contrôle et d’une traçabilité de la fabrication.»
Le magasin, qui collabore aujourd’hui avec plus de 100 producteurs, propose une gamme de 500 produits de Suisse romande. La vente sur place, la distribution de sa propre production de miel dans plus de 30 boutiques neuchâteloises, le magasin en ligne et les paniers garnis, en forte croissance, assurent à Christophe Bachmann un chiffre d’affaires annuel de 400 000 francs. Désormais propriétaire de plus de 300 ruches qui produisent six variétés de miel, l’entrepreneur de 38 ans espère en ajouter une trentaine dans les années à venir et ouvrir un second magasin, toujours dans le canton de Neuchâtel. Sa seule crainte: le taux de mortalité des abeilles, en forte croissance ces dernières années, alors que la culture de miel représente un tiers de ses revenus.
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«Faire le lien entre producteurs locaux et consommateurs»

Le magasin lausannois Terre Vaudoise a connu un succès fulgurant.

Résultat du travail de proximité réalisé par Suzanne Gabriel auprès des agriculteurs de la région. Inauguré en 2011, il propose plus de 700 produits régionaux pour les entreprises et les particuliers, en plein centre de Lausanne. Derrière cette réussite se trouve Suzanne Gabriel, responsable depuis 2006 de Pro Terroir (filiale de l’association vaudoise Prometerre pour la promotion des métiers de la terre). L’objectif de cette fille de viticulteurs de 49 ans est de promouvoir les produits et le travail des agriculteurs de Suisse romande. Car elle a pu mesurer les difficultés de certains producteurs locaux qui tentent de proposer la vente directe de leurs produits: «Nous souhaitons leur faciliter le travail. Via des conseils personnalisés, nous les aidons par exemple à faire certifier leurs produits et à améliorer leur promotion. Nous faisons le lien entre producteurs locaux et consommateurs.»

Son succès lui a permis d’ouvrir un second magasin à Pully l’an dernier, et de développer de nouvelles offres: hormis la vente de produits du terroir de plus de 150 agriculteurs et viticulteurs de la région — 60% vaudois, 38% romands et 2% suisses — , un service traiteur et la livraison de paniers frais toute l’année sont proposés. «En période de fête, ce sont principalement les paniers cadeaux pour les entreprises qui nous occupent.» Terre Vaudoise compte aujourd’hui 50 employées, toutes des femmes proches de l’agriculture. Huit gèrent la vente dans les deux boutiques de Lausanne et de Pully et une quarantaine sont présentes sur 150 manifestations suisses (festivals, comptoirs et marchés de Noël) ou lors des 350 prestations de service traiteur chaque année.
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Collaboration: Céline Bilardo.

Une version de cet article est parue dans PME Magazine.