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«Internet permet aux marques d’atteindre une nouvelle clientèle»

Expert en stratégies e-commerce, le CEO de l’entreprise Digital Luxury Group David Sadigh évoque les promesses de la vente en ligne pour les marques de luxe. Interview.

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Fondateur et CEO de l’entreprise Digital Luxury Group (DLG), spécialisée dans le marketing digital au service des marques de luxe, David Sadigh fait partie des meilleurs experts mondiaux de ce secteur en plein développement. Sa société, qui dispose de bureaux à Genève, New York et Shanghai, s’est imposée comme une référence dans la production de rapports sur le marché du luxe, dans des domaines aussi divers que l’horlogerie, la mode, l’automobile, la joaillerie ou encore l’hôtellerie. Les index établis par DLG, à partir des recherches anonymes effectuées par des millions d’internautes dans les moteurs de recherche, constituent aujourd’hui une source d’information très prisée des décideurs dans les firmes de luxe, mais également dans les grandes banques ou hedge funds.

Quel est aujourd’hui le poids du e-commerce dans l’industrie du luxe?

Environ 5% des ventes totales. Il ne s’agit toutefois que de la pointe de l’iceberg, car énormément de gens préparent leur achat au travers d’internet. Pour environ 50% des produits de luxe vendus, l’acte d’achat est précédé par des visites sur des sites internet ou dans les réseaux sociaux. Les Etats-Unis restent clairement le premier marché pour la vente en ligne de produits de luxe, pour des motifs culturels et en raison de la maturité des infrastructures dans ce pays. Mais le e-commerce dans son ensemble est en train d’exploser en Chine, ce qui ouvre à terme de nouvelles perspectives.

Qui sont les clients qui achètent des produits de luxe sur internet? Et quel intérêt y trouvent-ils?

On distingue deux types de profils pour le e-commerce de luxe. Le premier concerne le client qui a peu de temps et ne recherche pas l’«expérience paillettes» de la boutique, mais la rapidité et l’aspect pratique. Aux Etats-Unis, on parle de «convenient and speed» pour décrire cette approche — par opposition à l’expression «ego and pride», associée à l’achat en boutique. Parmi cette catégorie de clients, beaucoup ont l’habitude de consommer des produits de luxe et connaissent déjà la marque ou l’objet de leur choix. Ils vont se rendre sur internet et procéder à leur achat assez rapidement, par exemple pour faire un cadeau. L’objectif est de recevoir le produit le plus rapidement possible, sans avoir à se déplacer et perdre du temps.

Le second segment regroupe les gens qui recherchent avant tout des bonnes affaires, donc des produits à des prix plus bas que ce que le marché en boutique propose. Il s’agit souvent de clients jeunes, plus sensibles au prix. Internet va leur permettre de trouver des offres (voyages de luxe, joaillerie, habits ou autre) à de meilleurs tarifs.

Pour les marques, quels sont les principaux avantages de la vente en ligne?

Le e-commerce constitue un très bon outil pour atteindre des consommateurs dans des régions où les points de vente sont rares. Il permet ainsi aux marques d’accéder à une nouvelle clientèle. Mais internet contribue aussi aux ventes dans des zones où le trafic est très dense. Certaines marques réalisent de très bonnes ventes en ligne à Londres, du fait de la difficulté de se déplacer au centre-ville en voiture. De plus, les gens vont souvent voir un produit en boutique et, si l’option leur est offerte, ils l’achètent ensuite sur internet.

Si il y a quelques années, la question était de savoir quelles marques de luxe se lançaient dans le e-commerce, aujourd’hui, il est plus simple de recenser celles qui n’y vont pas. La plupart vendent désormais leurs produits en ligne.

Toutefois, on a parfois le sentiment que le secteur du luxe s’est engagé avec réticence dans le e-commerce, avec la peur de perdre en exclusivité…

Il y a une très grande disparité en fonction des segments du luxe, et l’horlogerie est clairement à la traîne de ce point de vue. Certaines marques préfèrent se cantonner à la vente en boutique car elles tiennent à proposer le conseil qui va avec leur produit. Or, donner la possibilité d’acheter sur internet revient à transmettre totalement le contrôle à l’acheteur. Ces marques estiment aussi que la vente en ligne ne correspond pas à leurs univers et à l’expérience d’achat qu’elles veulent offrir. Par exemple, telle marque prestigieuse ne souhaitera pas forcément que sa cliente, occupée à des tâches ménagères, se fasse livrer son colis par FedEx ou UPS, en même temps que d’autres courses plus communes.

Les marques les plus réfractaires au e-commerce sont aussi celles qui possèdent peu de magasins en nom propre et qui travaillent avec un réseau historique de distributeurs et de détaillants. C’est le cas de maisons comme Rolex ou Patek Philippe, par exemple, qui voient dans la vente en ligne un risque de cannibalisation de leur réseau existant. A contrario, une marque comme Cartier, qui réalise une part significative de son chiffre d’affaires à travers ses propres boutiques, vend volontiers ses produits sur internet.

Quels produits de luxe se prêtent particulièrement bien à l’achat on-line?

Le segment des accessoires fonctionne très bien et représente une grosse part du marché du luxe. La marque Montblanc, par exemple, qui vend des stylos, mais aussi des ceintures ou de la maroquinerie, réalise de très bonnes ventes en ligne. Dans le domaine du prêt-à-porter, certaines marques design enregistrent également une grande part de leur chiffre d’affaires en ligne. C’est notamment le cas de l’enseigne américaine Tory Burch.

TAG Heuer est aussi une marque très intéressante à ce niveau. Elle a déjà ouvert des e-commerces dans plusieurs pays. Le secteur des voyages de luxe se prête lui aussi très bien au e-commerce. Pour des chaînes telles que Kempinski ou Four Seasons, le canal internet est devenu central dans le monde entier. Ces sociétés ont mis en place des équipes dédiées aux stratégies e-commerce, avec des gens chargés de répondre aux clients et de se rendre sur les plateformes comme Trip Advisor pour répondre aux critiques. Il y a vraiment là des enjeux très importants, bien compris et bien intégrés de la part des chaînes hôtelières.

Dans le domaine du e-commerce, les marques ont deux options: ouvrir leur propre site ou faire appel à une plateforme partenaire. Quelle est la tendance?

Le trend est le même que dans le commerce traditionnel du secteur du luxe: la plupart des marques souhaitent ouvrir leur propre plateforme e-commerce car elles préfèrent garder un contrôle de A à Z. Néanmoins, on retrouve également leurs produits sur d’autres plateformes. Différents sites multi-marques tels que Net-a-Porter ou Asos prennent de fait toujours plus d’ampleur.

A quel point la notoriété en ligne est-elle importante pour les marques? Est-ce une préoccupation supérieure à celle de la vente en ligne proprement dite?

Dans les discussions que nous avons avec les marques, nous nous rendons compte que le concept de notoriété laisse progressivement place à celui de désirabilité. Autrement dit, il ne suffit pas pour les marques de se faire connaître mais de pouvoir susciter l’envie d’achat.

Justement, est-ce que la notoriété en ligne d’une marque, notamment à travers les réseaux sociaux, se traduit forcément en acte d’achat?

Pas forcément. L’avantage des réseaux sociaux est de permettre aux marques d’entretenir un lien continu avec leurs fans, avec des plateformes qu’elles contrôlent et maîtrisent. De nombreuses personnes qui n’ont pas forcément encore les moyens d’acheter certains produits, mais qui en sont déjà fans, peuvent ainsi suivre leurs marques favorites sur Twitter, Facebook, ou autre. C’est une excellente opportunité pour les marques d’entrer en discussion avec leurs potentiels futurs clients sur une base hebdomadaire, voire journalière.

Toutefois, si le but est de générer de la vente pure, les réseaux sociaux ne sont pas forcément l’outil le plus efficace. Un riche internaute qui souhaite acheter un produit va lui se rendre directement sur le site de la marque, ou alors sur le site d’un revendeur, tel que Bergdorf Goodmann, à New York, ou Bon Génie à Genève. Quant aux gens qui ne savent pas encore quel produit ils veulent acheter, ils vont passer en majorité par les moteurs de recherche pour se faire une meilleure idée.

Par exemple, énormément de requêtes du type «idée cadeau» ou «cadeau luxe» sont effectuées dans Google. Le mot «cadeau», ou «gift» en anglais, représente à lui seul des centaines de millions de recherches mensuelles. Les marques ont donc tout intérêt à être bien positionnées par rapport à ces recherches, afin que leur site apparaisse rapidement dans les résultats. Une personne qui se rend sur un moteur de recherche en tapant «luxury gift» se trouve en effet beaucoup plus proche d’un acte d’achat que quelqu’un qui devient fan d’une marque sur Facebook.
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CEO précoce

David Sadigh n’a même pas 20 ans lorsqu’il fonde en 2000 à Genève sa première société, IC-Agency, vouée au conseil en marketing interactif. Pionnière dans son domaine, l’entreprise ne tarde pas à s’imposer comme une référence auprès de grandes multinationales, notamment grâce à ses logiciels de veille stratégique sur internet. Aujourd’hui âgé de 32 ans, marié et père de deux enfants, le CEO de Digital Luxury Group dispose d’une expérience enviée dans le domaine du luxe sur internet. Il intervient régulièrement en tant que conférencier ou comme expert dans les grands médias internationaux, tels que le «New York Times», le «Financial Times», Bloomberg ou CNBC. Diplômé de l’Université de Stanford, David Sadigh est aujourd’hui établi à New York, mais passe une large partie de son temps en Europe et en Chine. En dehors de ses journées de travail, il se passionne pour le tennis, qu’il pratique régulièrement.
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«Nous offrons à l’industrie davantage de transparence»

Digital Luxury Group a fait de la récolte de données en ligne sa spécialité. Ses index offrent aux marques une connaissance inédite des préférences des consommateurs. Plongée dans l’envers du décor du net.

Emanation de l’entreprise de marketing digital IC-Agency, fondée par David Sadigh en 2000 à Genève, Digital Luxury Group (DLG) se concentre aujourd’hui exclusivement sur l’industrie du luxe. La société, lancée en 2011, a installé ses bureaux à New York, Genève et Shanghai. Ses outils logiciels, développés à l’interne, lui permettent de recenser les millions de requêtes effectuées dans les moteurs de recherche, tels que Google, et de proposer des rapports désormais très attendus par toute l’industrie. C’est le cas du «World Watch Report» ou du «World Luxury Index», qui offre un ranking très précis des préférences des consommateurs dans les différentes régions du globe.

Il devient ainsi possible pour les marques, mais aussi pour les banques, hedge funds et cabinets d’analyses, de savoir de façon objective quels produits rencontrent le plus de succès et sur quels marchés, quelles sont les marques qui progressent ou régressent, le tout avec un niveau de précision dans l’analyse extrêmement poussé.

L’entreprise effectue également des mandats de conseil (notoriété sur les réseaux sociaux, veille stratégique, amélioration de la stratégie en ligne, etc.) pour le compte de marques prestigieuses, telles que Nespresso, Vacheron Constantin, Four Seasons, Piaget ou encore Sotheby’s.

En quoi votre approche se distingue-t-elle des enquêtes d’opinion?

Notre défi consiste à comprendre ce qui intéresse les gens sur internet. Avant nous, la solution consistait à appeler les consommateurs pour faire des sondages, mais la réalité, c’est que la clientèle luxe ne répond pas à des sondages. Elle n’est pas sensible au fait de pouvoir gagner un week-end à Saint-Moritz si elle passe vingt minutes à remplir un formulaire. Nous pensons que l’étude des requêtes dans les moteurs de recherche est beaucoup plus pertinente car elle reflète l’intérêt spontané des consommateurs. Grâce à ces outils, nous avons commencé à offrir davantage de transparence à l’industrie du luxe sur les goûts et les préférences de la clientèle au niveau international. Sur cette base, il est ensuite plus aisé de bâtir une stratégie digitale pour une marque, en fonction de son histoire, de son positionnement, de ses valeurs, de ses marchés prioritaires, de sa distribution, etc.

Comment accédez-vous aux données des moteurs de recherche?

En ce qui concerne les données de Google, elles sont librement accessibles durant une année. Comme nous avons commencé à les recenser il y a plus de cinq ans, nous disposons aujourd’hui d’un historique quasi unique dans notre domaine d’activité. Dans certains pays, comme la Russie ou la Chine, d’autres moteurs de recherche sont plus populaires que Google. Nous tissons alors des partenariats avec ces moteurs de recherche, comme c’est le cas avec Yandex en Russie.

Par quels moyens améliorez-vous la visibilité de vos clients sur internet?

Google utilise près de 300 critères pour créer une hiérarchie des sites qu’il propose à ses utilisateurs. L’un des métiers au sein de DLG consiste à suivre les évolutions algorithmiques chez Google — soit la manière dont il classifie l’information — et de nous assurer que les sites de nos clients soient le plus possible en adéquation avec ce fonctionnement.

Par exemple, quand un internaute tape aujourd’hui «Swiss watches» sur Google, l’une des premières marques à apparaître dans les résultats de recherche est Tag Heuer. Il s’agit de l’un de nos clients, avec lequel nous avons beaucoup travaillé depuis cinq ans. Concrètement, nous avons cherché à optimiser le site internet de Tag Heuer, en fonction de la manière dont Google classifie l’information. Et le résultat, c’est que cette marque apparaît avant d’autres maisons horlogères plus réputées dans les résultats de recherche.

Comment triez-vous les immenses quantités de données à votre disposition?

Les informations disponibles dans les moteurs de recherche représentent en quelque sorte le pétrole brut. Mais le défi consiste à raffiner ce pétrole. L’un de nos concurrents aux Etats-Unis, qui a tenté de nous copier, a établi un ranking sur l’Inde en classant la marque Prada comme l’une des plus recherchées dans ce pays. Mais il se trouve que Prada est aussi le nom d’une célèbre actrice, Indira Prada… Cette anecdote illustre combien il est important d’utiliser les bons filtres pour analyser les résultats. Autre exemple: on dénombre énormément de recherches pour Omega, mais il s’agit souvent de gens qui souhaitent des informations sur les oméga 3.

L’intérêt de notre algorithme, qui fonctionne dans une dizaine de langues, c’est d’être capable de repérer si les mots qui sont tapés correspondent réellement à des recherches sur le luxe, ou si ces mots sont liés à des homonymes, ou encore s’ils ne correspondent pas à l’acte d’achat d’un produit. Beaucoup d’enfants recherchent, par exemple, des posters de Ferrari. Quand nous suivons l’actualité de cette marque, nous filtrons tout ce qui est lié aux posters. En revanche, lorsqu’un internaute tape par exemple «Ferrari dealership London», nous allons prendre en compte cette requête pour évaluer l’intérêt pour la marque.

Et comment établissez-vous le lien entre l’intérêt pour une marque et l’intention réelle d’achat?

Nos contacts avec nos clients nous permettent d’établir cette corrélation. Nous pouvons ainsi nous rendre compte que dans certains pays, il existe un lien très étroit entre les recherches sur internet et les ventes pour certains produits. Alors que dans d’autres régions, l’intérêt suscité sur internet ne se reflète pas forcément sur les chiffres de vente. Ces informations nous permettent d’émettre des alertes utiles pour nos clients: si par exemple un produit est très recherché sur internet dans tel pays, mais que les ventes ne suivent pas, il se peut que l’entreprise rencontre un problème de stock ou de distribution dans la région en question.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 5 / 2013).