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Le couple, monstre protéiforme

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Si la «justice fiscale» ressemble de plus en plus à un méchant oxymore, le couple moderne y est sans doute pour quelque chose. Comment en effet taxer au plus équitable des structures aussi différentes que deux personnes avec ou sans enfant, travaillant les deux, ou dont l’une seule travaille, ou encore l’une à plein temps et l’autre à temps partiel, ou même les deux à temps partiel, les uns unis par les liens sacrés du mariage, les autres, tu veux rire. Sans parler de la famille monoparentale.

On ne prend pas encore en compte le nombre et la taille des animaux domestiques afférents, mais cela ne saurait tarder. Qui dira l’insupportable discrimination des couples ayant à charge un dogue allemand, quand d’autres se contentent d’entretenir un hamster frugal?

Face à un tel fatras sociologique — une telle richesse diront les bienveillants — les administrations fiscales se trouvent bien embêtées. Pas étonnant donc que les initiatives partisanes fleurissent. Il y a d’abord celle du 24 novembre, made in UDC, visant à permettre aux couples gardant eux-mêmes leurs enfants de pouvoir déduire des frais à l’égal de ceux qui les font garder. Il y aura ensuite les deux textes du PDC sur la dépénalisation (fiscale) du mariage et la défiscalisation des allocations familiales.

Des initiatives en cascade qui obligent les partis à prendre position, selon des schémas hélas connus d’avance. Au nom d’une conception idéologique du couple — qui d’ordinaire l’est rarement — on défendra les avantages fiscaux d’une catégorie de gens supposés plus méritants que les autres, en réalité surtout plus conformes. Chacun se retrouve ainsi à couver ses petits protégés.

L’UDC d’abord, qui campe sur une ligne on ne peut plus limpide. Ainsi résumée en son temps par l’inimitable Ueli Maurer: «Dans la nature c’est aussi la vache qui s’occupe du veau, pas le taureau.» Tout est dit, ou plutôt meuglé. En conséquence, faire garder ses enfants ne pourra être assimilé, au mieux, qu’à un caprice, au pire à de la déviance. Bref les femmes à la maison, et les vaches seront bien gardées.

Le PDC, lui, a fait de la famille — avec les PME — le cœur de cible de son programme. Des yeux de Chimène qui font qu’une fois le mot «famille» prononcé, le PDC est toujours pour. Quitte à dépenser des fortunes, quitte à voter avec la gauche pour la déduction des frais de garde ou le congé maternité et avec l’UDC pour l’extension de ces déductions à ceux qui veillent eux-mêmes sur leurs marmots. Bref le PDC a la famille large, si large qu’elle semble parfois se réduire à un slogan ânonné mécaniquement.

Quant au parti radical, ce qui le fait fantasmer, on le sait, ce n’est point la famille, ni le couple, mais l’individu dans sa toute puissante majesté. Ajoutez-y le «business first» et vous comprendrez pourquoi l’idéologie PLR soutient les femmes, qui sont évidemment des individus comme les autres, dans leur émancipation professionnelle: l’infaillible marché du travail les réclame, les exige. Tout le monde au boulot et que ça saute.

Pour les socialistes enfin, le mot «famille» n’est pas loin de s’apparenter, si ce n’est à une insulte, du moins à une sorte de prurit vieillot et réactionnaire. A moins évidemment qu’elle ne soit démunie, monoparentale, émigrée ou homosexuelle. Pas question donc d’attribuer des cadeaux fiscaux à cette structure d’un autre âge.

On peut donc craindre, quels que soient les résultats des diverses votations à venir, que la famille, comme objet politique, reste une abstraction de catéchisme plutôt qu’une réalité diverse et vivante. Les slogans politiques ont aussi comme désavantage de monter les gens les uns contre les autres, chacun se sentant stigmatisé, traité qui d’irresponsable égoïste, qui de flemmard passéiste. Une éditorialiste d’un grand hebdomadaire romand, hostile à l’extension des déductions voulue par l’UDC, parle même «d’intrusion haineuse et méprisante dans la vie privée des citoyennes et des citoyens».

A quoi les mauvais esprits pourront rétorquer que s’il s’agit vraiment de vie privée, la logique voudrait qu’on n’autorise plus de déductions de garde pour quiconque. Surtout que la fonction sociale et politique de la famille — assurer le renouvellement des populations — n’est plus réalisée, avec 1,5 enfant par femme quand il en faudrait 2,1. Rôle désormais rempli pour une part par le flux migratoire. Un transfert de générosité de la politique familiale vers l’accueil des migrants ne serait ainsi pas insensé. On plaisante bien sûr.