TECHNOPHILE

Au coeur de l’innovation helvétique

La Suisse s’illustre régulièrement dans les classements globaux sur les performances de la recherche. Directeur du centre de R&D CSEM, Mario El-Khoury détaille les raisons de ce succès.

La Suisse est sans conteste la championne du monde du «GII». Un sigle qui désigne le Global Innovation Index établi chaque année par l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, en collaboration avec l’Insead et l’université Cornell. Et 2013 n’a pas fait exception: en matière d’innovation, les Helvètes se hissent à nouveau sur la première marche du podium, devant les Suédois et les Britanniques. Malgré la crise économique, note l’étude, les dépenses en R&D dépassent les niveaux de 2008 dans la plupart des pays, et des pôles d’innovation prospèrent au niveau local.

L’un des plus importants est le CSEM, niché en plein centre de Neuchâtel, qui s’est profilé comme un acteur incontournable de la recherche en micro et nanotechnologie. Son directeur depuis 2009, Mario El-Khoury, veut favoriser les transferts de technologie entre milieux académique et industriel. Interview.

La Suisse occupe depuis plusieurs années le premier rang de classements sur l’innovation. Comment expliquer ce succès?

Une série de facteurs concomitants participent à cette situation: tout d’abord, l’excellence du milieu éducatif, la dualité du système de formation, le tout complété par des instituts universitaires de renom. Ensuite, le tissu industriel suisse, composé de multinationales qui investissent traditionnellement beaucoup dans la recherche — notamment dans le domaine pharmaceutique — et de PME dynamiques et innovantes. Un autre aspect de la réussite helvétique tient à sa compétitivité, garantie par sa stabilité politico-économique, la flexibilité de son marché du travail et la qualification de sa main-d’œuvre.

Quel rôle jouent les partenariats public-privé dans l’innovation?

Cette tradition helvétique se trouve au cœur de notre performance en matière de recherche. Nous détenons le record mondial du nombre d’articles coécrits par des chercheurs universitaires et industriels. Il s’agit d’une exception au niveau international puisque, généralement, un fossé sépare les activités et les intérêts de ces deux domaines.

Le CSEM représente un exemple de cette forme de collaboration typiquement helvétique: nous sommes une société anonyme détenue à un tiers par les pouvoirs publics et aux deux tiers par le secteur privé. Nous disposons ainsi de la flexibilité d’une entreprise, tout en ayant l’assurance de pouvoir développer sur le long terme un savoir-faire scientifique et technologique de très haut niveau, grâce au soutien d’un financement public.

Justement, quel est le poids du privé dans l’innovation?

Il est très important: environ deux tiers de la recherche en Suisse sont financés par les grandes sociétés multinationales. Ces structures étant peu nombreuses, une éventuelle délocalisation de leurs départements de R&D à l’étranger fragiliserait le pays, ce qui affecterait sûrement notre classement mondial dans le domaine de l’innovation. Mais je fais confiance à l’état d’esprit suisse — si souvent critiqué — fait de modestie et de prudence qui nous pousse à la circonspection: malgré les bons résultats du pays, nous ne nous reposons pas sur nos lauriers.

Cette prudence helvétique ne constitue-t-elle pas une entrave à l’entreprenariat?

Les choses sont en train de changer. Le patron d’une start-up qui échoue n’est désormais plus forcément vu comme un loser mais comme un winner potentiel. Heureusement, car son échec lui apporte un bagage de connaissances important pour le lancement d’un nouveau projet.

Cela dit, les choses doivent encore évoluer au niveau des mentalités — nous restons encore loin des Etats-Unis. Il nous faut davantage soutenir les start-up et les entrepreneurs par le biais de mesures concrètes. Celles-ci peuvent être inspirées de l’étranger, comme par exemple Israël et ses mesures d’encouragement à l’intention d’investisseurs et du capital-risque, ou la Corée du Sud qui donne la possibilité à de jeunes entrepreneurs de suivre des programmes de formation pratique dans un environnement stimulant, comme à Boston ou à Singapour.

Quelle place occupe le CSEM dans l’innovation suisse?

Le CSEM développe des plateformes technologiques pour aider les entreprises suisses à renforcer leur avantage compétitif. Dans la chaîne de valeur de l’innovation, nous transformons les découvertes scientifiques issues des milieux académiques en solutions technologiques viables et compétitives. Nous assurons ainsi leur transfert efficace vers l’industrie. Nous voulons pallier le goulet d’étranglement situé entre la recherche et l’industrie, qui freine souvent la valorisation économique de résultats scientifiques prometteurs.

Notre mission est indispensable pour renforcer l’innovation technologique, surtout auprès des PME qui n’ont a priori pas les moyens d’exploiter les résultats de la recherche scientifique. Pour elles, investir directement dans ce type de projets peut représenter un risque économique trop important. Je tiens à rappeler qu’en Suisse l’innovation n’est ni un choix ni une option mais une nécessité si nous souhaitons maintenir notre niveau de vie et donner une perspective à nos jeunes. C’est là que réside le principal avantage comparatif de notre pays.

Vous avez ouvert des antennes au Brésil et aux Emirats arabes unis. Dans quel but?

Nos collaborations internationales nous permettent tout d’abord de contribuer au rayonnement de la Suisse à l’étranger, en particulier dans les domaines de la mécanique de précision et de la miniaturisation. Les antennes au Brésil et aux Emirats ont été créées sur l’impulsion des autorités locales, qui financent entièrement ces structures.

Elles ouvrent de nouvelles perspectives de marché à nos technologies et à nos partenaires industriels suisses, dans le secteur minier, l’aéronautique ou l’agriculture au Brésil, ou dans celui de l’eau potable et de l’énergie solaire aux Emirats arabes unis. De surcroît, nous disposons là-bas d’un laboratoire idéal pour tester nos technologies solaires.

Quels sont vos prochains objectifs pour favoriser l’innovation en Suisse?

Je souhaiterais que nous collaborions plus étroitement avec les hautes écoles, même si nous avons fait des pas de géant ces dernières années. Nous offrirons davantage de postes en double nomination entre le CSEM et les deux écoles polytechniques fédérales, tout en renforçant notre programme de placement de nos chercheurs en industrie.

J’aimerais m’investir davantage dans le soutien de ces entrepreneurs qui créent leurs propres start-up. Pour finir, je prévois d’aller à la rencontre des patrons de PME, surtout ceux qui ne nous connaissent pas ou qui n’ont pas encore le réflexe de faire appel à nos services pour les soutenir dans leur démarche d’innovation. C’est notre mission et notre raison d’être. Leur succès et celui de notre pays passeront par là.
_______

Entre recherche et industrie

Mario El-Khoury quitte le Liban en 1982, au plus haut de la guerre civile, afin d’étudier l’ingénierie électrique à l’EPFL. Il complète son cursus aux Etats-Unis à la Carnegie Mellon University de Pittsburgh avant d’obtenir son doctorat au département de mécanique de l’EPFL.

Après un passage dans l’industrie chez le fabricant de moteurs miniatures Portescap à La Chaux-de-Fonds, il entre au CSEM en 1994 et obtient un MBA à l’Université de Lausanne. En 2009, Mario El-Khoury reprend la direction du CSEM à 46 ans. D’une personnalité discrète et posée, ce père de deux enfants défend des valeurs humanistes — et sa croyance dans l’idée que la technologie peut résoudre les problèmes auxquels fait face notre société.
_______

De l’horlogerie au photovoltaïque

Le Centre suisse d’électronique et de microtechnique (ou CSEM) est un institut privé de R&D voué au développement de nouvelles technologies et à leur transfert vers l’industrie.

Il propose des services de R&D aux multinationales et PME et encourage la création de start-up et de joint-venture. Plus de 300 personnes travaillent à Neuchâtel et une centaine sur les sites de Zurich, Muttenz (BL), Alpnach (OW) et Landquart (GR). Le centre s’est étendu à l’international avec des filiales lancées à Ras el-Khaïmah (E.A.U.) en 2005 et à Belo Horizonte (Brésil) en 2006.

Créé en 1984 par la fusion de trois sociétés de recherche actives principalement dans le domaine horloger, il s’est depuis profilé dans la micro et nanotechnologie, les microsystèmes et le traitement de surface. Ses recherches trouvent des applications dans les secteurs de l’énergie, du cleantech et du medtech. Le centre des systèmes photovoltaïques «PV-Center» a récemment été lancé avec un soutien de la Confédération à hauteur de 19 millions pour les quatre ans à venir.

L’actionnariat du CSEM se compose à environ 30% de pouvoirs publics (EPFL, canton de Neuchâtel, etc.) et à 70% d’acteurs privés (industrie horlogère, fondations et autres domaines industriels).
_______

Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex (n°22).