J’ai toujours eu peur de l’avion. Quand j’ai appris que la compagnie Swissair offrait, ou plutôt vendait aux aérophobes francophones des séminaires de deux jours et demi à Genève, j’ai tenté le coup. Chaque mois, une dizaine d’anxieux du ciel paient 750 francs suisses dans l’espoir de mieux maîtriser leur phobie.
Cette publicité pédagogique a pour âme et animatrice une historienne genevoise, Fabienne Regard, aérophobe devenue aéromane puisqu’elle multiplie désormais les vols les plus lointains avec un maximum d’escales.
Etonnement et soulagement pour la majorité de femmes présentes: d’abord, 80% des aérophobes sont en principe des hommes, même si le sexe fort est peu représenté dans les séminaires.
Ensuite, une donnée attrapée au vol dans une avalanche de statistiques: 6 millions de personnes auraient, en 1996 aux Etats-Unis, annulé un vol par peur de l’avion. Ce chiffre ne tient pas compte de tous ceux qui ne pensent même pas à monter dans un appareil, ni du bon quart des passagers agrippés à leur siège: c’est dire si nous ne sommes donc pas seules du tout.
Destiné, bien sûr, à relativiser le danger réel de l’avion, le flot de statistiques est continu au cours du séminaire. Par exemple : 6000 appareils volent à chaque instant, et un seul sur un million connaît un pépin sérieux (une relation équivalente à une seconde sur 15 jours ou à un millimètre sur un kilomètre).
Ou encore: l’avion tue 1000 personnes par an dans le monde, alors que les accidents ménagers en tuent 20 000 en France seulement. N’empêche: soutenue par nos diverses superstitions personnelles, la peur ne cède pas le premier soir.
Le lendemain, un commandant de bord, quatre galons, large casquette et cravate en soie Frontline, répond patiemment à toutes les appréhensions d’ordre technique. Visite du cockpit, description des triples sécurités prévues presque partout.
Oui, même les hublots sont fait de trois couches et seul le verre intermédiaire peut se craqueler. Non, on ne traverse jamais un nuage d’orage. Oui, un gaz se déclenche automatiquement dans le vide-poche des toilettes si un passager y écrase une cigarette clandestine.
Les trucs proposés sont plus ou moins faciles à appliquer. Comme choisir sa destination en fonction de la saison et de la météo, opter pour une compagnie aérienne qui nous rassure, demander un siège près des hublots et proche des ailes.
Une fois assis, respirer dans le ventre, baisser les épaules, lever les jambes et bouger avec les turbulences. Et ma foi, c’est vrai, dodeliner au rythme des trous d’air les apprivoise un peu.
Envol pour Paris dans un Airbus Swissair, encadrés par un maître de cabine que ses 18 ans de vol rendent hypersécurisant, ainsi que par quelques anciens aérophobes reconvertis en escorte des petits nouveaux.
Le groupe s’est lentement soudé autour des appréhensions spécifiques de chacun. Maux de ventre, panique en entrant dans la carlingue, peur des turbulences, incapacité à boire ou à manger quoi que ce soit. Il y a là des hommes d’affaires habitués à voler deux fois par semaine mais aussi une jeune assistante sociale qui n’a jamais osé voler et qui découvre son plaisir.
Chacun a peu à peu laissé entendre, autour du café et pendant les pauses, d’où vient sa peur. Déracinement, mort brutale d’un parent proche, expérience dramatique en avion, les causes sont multiples. La naissance de leurs enfants semble avoir aussi fragilisé certains participants masculins. Mais de tout ça, on ne parle pas dans le cadre de «S’envoler sans s’affoler» (c’est le nom du séminaire). On sent planer le spectre de la «thérapie sauvage», à éviter à tout prix.
L’avion se pose à nouveau à Cointrin. Vu du cockpit, l’atterrissage est grandiose, avec un tapis de lumières à nos pieds, le sourire complice des anciens, le regard éprouvé et ému des nouveaux venus dans la grande famille solidaire des paniqués de l’air qui ont décidé d’apprivoiser le ciel.
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Isabelle Guisan, journaliste, n’a pas peur dans sa voiture.