Au Brésil, ces productions à l’eau de rose atteignent des audiences record. Derrière leurs atours niais, elles inscrivent à l’agenda politique de nombreux enjeux de société, dans un pays en plein bouleversement. Reportage.
Le Brésil connaît aujourd’hui une «dynamique du changement» de forte intensité, un mouvement de ras-le-bol face aux inégalités politiques, économiques et sociales qui s’est exprimé à travers les manifestations géantes de cet été dans les plus grandes villes du pays. Si ces émeutes représentent la face la plus visible du mécontentement populaire, une production culturelle tout ce qu’il y a de plus brésilien a — de manière inattendue — accompagné les nombreux bouleversements sociaux qui ont touché le géant sud-américain ces dernières décennies: la telenovela.
Pour en saisir l’ampleur, il faut se rendre au «Projac», le plus grand studio du continent, où l’empire télévisuel brésilien TV Globo tourne ses telenovelas. Un site d’un million et demi de mètres carrés situé dans une dense forêt atlantique, à deux heures de route du centre de Rio de Janeiro. A quelques dizaines de mètres d’un Copacabana de bois et de carton, c’est un village turc de la Cappadoce qui a été reconstitué, ainsi qu’un pâté de maisons d’Istanbul plus vrai que nature, avec des bains et un bazar. Le programme «Salve Jorge», qui occupe le créneau le plus regardé de la télévision brésilienne avec environ 45 millions de spectateurs chaque soir, se déroule en effet entre le Brésil et la Turquie: on y parle prostitution, traite de femmes et adoption illégale. Une favela a même été reproduite pour ce tournage, que l’on visite en voiture de golf, version «sécurisée» du tourisme quelque peu voyeuriste que l’on voit aujourd’hui apparaître dans les bidonvilles de Rio.
«L’épisode final de la dernière telenovela à succès a rassemblé plus de 50 millions de téléspectateurs, dans une ambiance digne de la finale de la Coupe du Monde, s’enthousiasme, Iracema Paternostro, guide au Projac. Même les hommes sont accros!» La visite se poursuit à l’intérieur des quatre studios de production. Les acteurs de la telenovela «Flor do Caribe» s’échauffent dans leur loge. Les tournages sont quotidiens, de 13h à 21h, et le scénario est ouvert: les téléspectateurs peuvent donner leur avis sur internet après chaque épisode. Il arrive que certains acteurs peu populaires se voient tout simplement retirés de la telenovela…
Séries incontournables
Au Brésil, tout un écosystème s’est mis en place autour des péripéties narrées dans ces productions: les kiosques affichent sur leur devanture des dizaines de magazines spécialisés, équivalent «telenovela» d’un «Gala» ou d’un «Point de Vue». Pour Globo, il s’agit d’un business florissant: malgré une croissance économique en forte baisse au Brésil en 2012, les recettes publicitaires ont progressé de 6%. Dans son ensemble, le géant médiatique a réalisé un chiffre d’affaires de plus de 6 milliards de dollars, et 1,4 milliard de profit.
«Les telenovelas sont incontournables au Brésil. Que l’on en dise du bien ou du mal, tout le monde en parle! Et les auteurs sont très connus: on parle d’une telenovela de Glória Perez comme on dirait un film de Bertolucci», explique Maria Immacolata Vassalo de Lopes. Cette professeure, dont le patronyme et l’enthousiasme communicatif ne détonneraient pas sur un plateau de tournage, est considérée comme l’une des meilleures spécialistes des telenovelas au Brésil. En 1992, elle a fondé un centre d’études sur les séries TV à l’Université de São Paulo: «Au début, les gens à l’université étaient assez dédaigneux. Il y a une relation compliquée entre les intellectuels et les produits populaires. Mais quand on voit l’importance et l’influence extraordinaire des telenovelas, on comprend mieux la nécessité de ce centre.»
Divorces en hausse chez les spectateurs
Loin d’être des soap opéras sans queue ni tête ou de simples bluettes, les telenovelas compilent depuis 1950 tout le narratif d’une nation: «Elles jouent un véritable rôle d’agenda-setting, même si les producteurs refusent de l’admettre. En empoignant des préoccupations contemporaines, ces mélodrames ont fait avancer le pays, car ils mettent au centre du scénario le concept de tolérance à l’autre, qu’il soit noir, homosexuel, femme ou malade. Tous les soirs, la telenovela ouvre le Brésil à la diversité.»
Maria Immacolata Vassalo de Lopes donne l’exemple de cette telenovela qui a abordé la problématique de la violence et des balles perdues qui touchent des enfants. «Il y a eu des manifestations publiques et une nouvelle loi sur la réglementation des armes a été adoptée.» Il y a deux ans, une actrice de couleur a tenu pour la première fois le rôle principal d’une telenovela. Petit à petit, les séries ne parlent plus uniquement des familles aisées: les familles de banlieues aussi apparaissent.
L’impact de ces séries populaires, défricheuses de nouveaux marchés, va au-delà de la politique: une étude a récemment montré que c’est dans les zones où l’on regarde le plus les telenovelas que le divorce augmente et la natalité baisse le plus au Brésil. «Les séries contribuent à la modernité de la nation, en introduisant le modèle de la famille de taille réduite. Il y aussi un rêve d’ascension sociale, en montrant le mode de vie des classes moyennes supérieures. Les plus pauvres ne se résignent plus à leur sort et à la remise de leur destin entre les mains de Dieu.» Plus colorée, plus diverse, plus impertinente, la telenovela a accompagné la transformation du Brésil en une société de classe moyenne et de consommation durant la dernière décennie.
Produit d’exportation
Elle contribue aussi à placer le Brésil sur la carte du monde — en popularisant ses produits et son mode de vie. «Il ne fait aucun doute que la telenovela joue un rôle de soft power pour notre pays, poursuit la professeure. Elle multiplie les opportunités de marché pour les compagnies brésiliennes.» Depuis l’exportation d’une première série — «O Bem Amado» — en Uruguay en 1973, plus de 130 telenovelas ont été écoulées dans 170 pays, des Etats-Unis à l’Afrique du Sud en passant par la Chine. Les plus connues ont pour nom «Sinhá Moça», «Roque Santeiro», «O Rei do Gado» ou encore «O Clone».
Mais c’est la production «Da Cor do Pecado», par João Emanuel Carneiro, qui a rencontré le plus grand succès, avec des droits de rediffusion négociés dans plus de 100 pays. Le groupe Globo a aussi lancé une chaîne internationale disponible à la carte, qui diffuse 24h/24 des telenovelas de l’Angola au Japon. Dans les métros brésiliens, des écrans présentent le programme quotidien des telenovelas. Mieux vaut éviter d’appeler ses interlocuteurs le soir au Brésil: trois telenovelas sont proposées, à 18h, 19h et 21h. Le journal est intercalé au milieu — mais il a peut-être moins d’impact politique que les séries qui l’entourent.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (n°3 / 2013).