KAPITAL

«La révolution du gaz de schiste a surpris par son ampleur»

Le Suisse Christoph Frei, secrétaire général du World Energy Council, expose les défis écologiques engendrés par le boom gazier et pétrolier.

A la tête du World Energy Council (WEC), le Suisse Christoph Frei dispose d’une vision globale des enjeux énergétiques. Représentant aussi bien les consommateurs que les entreprises, le WEC, basé à Londres, publie des analyses et organise des événements réguliers à l’intention des décideurs.

Nommé secrétaire général en 2009, après avoir été membre du conseil exécutif du World Economic Forum pendant huit ans, Christoph Frei est titulaire d’un doctorat de l’EPFL portant sur les rapports entre émissions de CO2 et prospérité économique. Il est également professeur de politique énergétique à l’EPFL et conseiller du président Patrick Aebischer. Interview.

La transition vers les énergies renouvelables, que l’on annonçait comme imminente il y a encore cinq ans, ne va-t-elle pas être durablement retardée par le boom du pétrole et du gaz de schiste?

Il faut tout d’abord souligner que la révolution en cours aux Etats-Unis ne s’est pas encore étendue aux autres pays dans les mêmes proportions. Ajoutons que dans d’autres secteurs, comme le solaire, on observe une avancée importante et irréversible en matière de coûts.

Néanmoins, la théorie du pic pétrolier n’est plus d’actualité. Et de nombreuses études pronostiquent que la demande en énergies fossiles de la Chine et de l’Inde va croître de façon spectaculaire au cours des prochaines décennies. Comment vous adaptez-vous à ce nouveau paradigme?

Si l’on remonte à 2007 seulement, personne ne parlait encore de gaz ou de pétrole de schiste. A cette période, la théorie du pic pétrolier faisait encore autorité. La révolution du gaz de schiste a surpris tout le monde par sa vitesse et son ampleur. Il est évident que ce nouveau contexte a un impact important sur l’environnement. Le thème du réchauffement climatique figure à nouveau au sommet de nos priorités d’action, devant celui de la sécurité de l’approvisionnement, par exemple. Le centre de gravité s’est déplacé. Même si globalement le gaz a une empreinte écologique plus faible que le charbon, il est clair qu’il engendre beaucoup d’émissions de CO2. La technique du fracking requiert par ailleurs d’énormes quantités d’eau, ce qui pose aussi de nombreuses questions.

Les objectifs climatiques vont donc devoir être revus à la baisse?

Il faut le dire crûment, depuis le début de la crise économique, les choses n’avancent plus à la même vitesse. De plus, le contexte évolue très vite au niveau mondial: l’Europe est aujourd’hui responsable de 11% des émissions de CO2; en 2030, cette proportion chutera à 4%, puis à 2% en 2050. Il faut donc que d’autres grands acteurs se joignent très rapidement à l’effort collectif. Outre la volonté politique, nous pensons que l’innovation peut jouer un rôle essentiel dans la promotion des nouvelles énergies. Il reste par exemple beaucoup de progrès à accomplir dans le stockage électrique, afin qu’il devienne bon marché. Dans un autre secteur, il existe des projets très prometteurs de fabrication de plastique à partir de CO2, qui pourraient déboucher sur une commercialisation dans quelques années. Imaginez que demain on puisse utiliser du CO2 pour fabriquer des matériaux de construction… Ce genre d’innovation pourrait changer la donne de façon fondamentale. Il ne faut pas avoir peur des grandes visions, mais cela suppose toutefois de mettre en place une politique adaptée, avec un effort important consacré à la recherche.

Dans quelle mesure parvenez-vous à influencer le comportement des Etats et des entreprises?

Comme nous formons le plus grand réseau au monde sur le thème de l’énergie, nous disposons d’un accès privilégié aux ministères et aux entreprises. Nous travaillons également avec près de 3’000 organisations. Il faut savoir que le contexte de l’énergie est très complexe; il regroupe la géopolitique, l’économie, l’environnement, les questions sociales. Nous essayons de définir des priorités, puis nous publions des analyses et organisons des événements, dans le but de promouvoir les bonnes pratiques auprès des décideurs.

De nombreuses voix s’indignent de la pratique du torchage du gaz aux Etats-Unis. L’extraction de pétrole et de gaz doit-elle être davantage régulée?

Le torchage du gaz est effectivement une aberration. Avec les problèmes environnementaux que l’on connaît et le réchauffement climatique, il faut tout faire pour interdire ce genre de pratique. Mais les prix du gaz aux Etats-Unis sont tellement bas que les entreprises sont tentées d’y recourir. En tant qu’organisation fonctionnant au niveau global, nous nous sentons très concernés par ce problème. Comparativement à la problématique de l’eau, qui est un sujet très local, où chaque contexte est différent, la question du torchage du gaz peut très bien être réglée au niveau global, en s’accordant sur la nécessité de l’interdire.

L’utilisation d’énormes quantités d’eau pour le procédé du fracking fait effectivement débat… Quelle est la position du World Energy Council à ce propos?

Le lien entre énergie et eau est évidemment un sujet crucial pour notre organisation. Mais il ne faudrait pas céder à la tentation de se focaliser sur le fracking. L’eau intervient dans un très grand nombre de processus de production, notamment dans l’électronique, le refroidissement, le biocombustible ou l’activité minière. Il faut éviter d’aborder cette question de façon trop émotionnelle.

Considérez-vous cette technologie comme sûre aujourd’hui?

L’industrie a en tout cas accumulé un savoir-faire énorme. Elle a aussi conscience qu’une mauvaise gestion des enjeux écologiques peut avoir des conséquences désastreuses pour son image et ses affaires, comme on l’a encore vu récemment avec BP. Les entreprises font donc preuve de beaucoup de précaution. Sur les milliers de forages pétroliers en activité, il serait néanmoins étonnant que l’on ne rencontre jamais aucun problème. Toute technologie comporte des risques. La question à se poser est de savoir dans quelle mesure on peut les maîtriser.
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Une version de cet article est parue dans Swissquote Magazine (no 2 / 2013).