KAPITAL

Les Suisses ne savent pas vendre

Les commerçants romands se plaignent de ne pas trouver de personnel de vente qualifié local. Timorés, nonchalants, les Suisses sont supplantés par des vendeurs étrangers, également meilleurs en promotion. Enquête sur ce handicap.

«Au r’voir-merci-bonne-journée»: c’est souvent à cette formule prononcée sur un ton désincarné que se résument les échanges avec des vendeurs dans les magasins en Suisse romande. Tout l’inverse des effusions à l’américaine. En théorie, les Suisses compensent leur timidité par la qualité de leur conseil. Or, déplorent certains observateurs, cette compétence se ferait de plus en plus rare.

«Il est difficile de trouver du personnel capable de faire du conseil personnalisé. En treize ans d’activité, j’ai eu un gros tournus, car les bons vendeurs ne courent pas les rues, témoigne Katharina Sand de la boutique Septième Etage à Genève. Sur les 450 réponses que j’ai reçues la dernière fois que j’ai publié une petite annonce, une seule candidate correspondait au profil.»

Enfin satisfaite de son casting, cette commerçante a dû pêcher ses perles rares hors de nos frontières. «Ma gérante est Française, sa main droite vivait à Londres, et ma troisième employée est Britannique.» Elle observe que les professionnels de la vente formés dans le système helvétique manquent généralement de savoir-faire et de créativité. «À force, j’ai tendance à juger le CFC comme un point négatif dans un CV, car ses détenteurs ont un côté conformiste et sont souvent dénués d’esprit d’initiative.» Un professionnel français, qui s’est chargé l’an dernier du recrutement pour une enseigne de prêt-à-porter parisienne nouvellement installée à Genève abonde dans ce sens: «il a été plus difficile qu’ailleurs de trouver des profils correspondant à nos standards d’exigences, surtout en termes de présentation.»

Particularités culturelles

Isabelle Fatton, secrétaire patronale à la Fédération des commerçants genevois, confirme qu’il n’est pas simple de trouver du personnel de bonne qualité à Genève. «Il y a pénurie de bons apprentis qui possèdent le savoir-vivre nécessaire pour pratiquer ce métier d’accueil. On ne peut faire de la vente avec nonchalance en n’étant pas en symbiose avec son environnement commercial, en particulier dans le secteur du luxe où il s’agit d’être attentif à son comportement.»

Faute de personnel suisse adéquat, de nombreux entrepreneurs embauchent des vendeurs étrangers, qui occupent la moitié des postes du secteur à Genève. Les Français, frontaliers ou résidents, représentent la majorité de ces mercenaires. «En général ils ont plus d’aisance avec le métier. On s’en rend compte à la Foire de Genève notamment: ceux qui nous sautent dessus pour nous vendre des canapés, ce sont toujours des vendeurs français», relève Olivier Nimis, patron de Remicom, une société de courtage de fonds de commerce.

Facilité de contact, bagout: les Français seraient culturellement mieux armés pour la vente que les Suisses coincés. «L’accueil chaleureux n’est pas forcément le domaine d’excellence de Suisses au tempérament plutôt introverti. L’enthousiasme peut faire peur», sourit Katharina Sand. «Cette réserve serait liée à une manière d’être suisse, c’est-à-dire discret et convaincu de la qualité de ce qu’on fait», explique Pierre-Yves Brandt, professeur d’anthropologie religieuse à l’Université de Lausanne.

La timidité ne serait d’ailleurs pas le lot exclusif des cantons protestants. «Je vois des différences culturelles entre les genevois, les Vaudois et les Fribourgeois, ces derniers étant certainement les plus réservés. Plus cosmopolite, Genève possède un esprit plus méridional», ajoute Jacques Folly, délégué au commerce du Service de la promotion économique du canton de Genève. Le client romand n’étant guère plus loquace, la timidité naturelle du vendeur ne constitue pas en soi un défaut. «Le vendeur français pourra apparaître en certaines occasions un peu trop brusque ou hâbleur», reconnaît Olivier Nimis.

Autre particularité culturelle à prendre en compte: le côté plus revendicateur des Français. «À peine éclate un semi-litige avec le patron que les frontaliers s’adressent au syndicat», met en garde isabelle Fatton de la Fédération des commerçants genevois. Sacrés Français!

Pas la même formation

Ces quelques clichés épuisés, reste une réalité structurelle et économique: le taux de chômage en France s’élève à 10,8%, tandis qu’en Suisse il plafonne à 3,2%. «En raison d’un marché du travail plus tendu, un Français du même âge emmagasine plus d’expériences qu’un Suisse car il doit exercer des petits boulots chez McDonald’s, dans un magasin de vêtements, ou ailleurs», avance Olivier Nimis. Les Français arrivent également plus âgés et souvent dotés de diplômes de niveau supérieur. «Ils créent une sorte de concurrence déloyale», acquiesce Geneviève Nanchen, directrice de l’Ecole professionnelle commerciale de Lausanne (EPCL).

Enviée par les pays voisins, la formation professionnelle devrait fournir aux jeunes Suisses certains avantages comparatifs. Une ordonnance fédérale fixe des objectifs et des exigences ambitieuses pour le CFC de gestionnaire de commerce de détail. «Pour obtenir son diplôme, le jeune doit à la fois réussir la partie scolaire et la partie en entreprise. Au cours de ses trois ans d’apprentissage, il est évalué par son maître d’apprentissage et par les associations professionnelles de sa branche. Un élève du domaine «lifestyle» aura ainsi suivi des cours spécifiques dispensés en école et au niveau associatif sur le textile et la mode afin d’obtenir une connaissance en profondeur des produits qu’il vend», explique Geneviève Nanchen.

Sur le terrain, Olivier Nimis, qui a oeuvré comme formateur, remarque cependant un écart entre ces principes de formation exemplaires et la qualité des apprentis. «Je suis aux premières loges pour l’observer: les commerces indépendants spécialisés se font toujours plus rares dans nos villes. La plupart des apprentis suivent donc une formation en grandes surfaces, chez Coop et Migros. Or, dans ces structures, les jeunes n’apprennent pas à faire de la vente. Les rayons et les produits de ces magasins ne permettent pas d’engager un dialogue avec le client. D’où une baisse de qualité de ces apprentis, à qui l’on donne toutefois le même CFC qu’à des jeunes qui apprennent à faire du conseil.»

Dans le canton de Vaud, près de deux apprentis vendeurs sur trois sont employés dans de grandes surfaces. A elles seules, Coop et Migros Vaud forment un cinquième du personnel du secteur. «La concentration du marché de la distribution implique une part toujours plus élevée d’apprentis travaillant dans de grandes entreprises, constate la directrice de l’EPCL. Seulement, dans une petite structure, le jeune se verra confier des tâches variées dès le premier jour. Il aura rapidement des responsabilités, notamment lorsque le patron devra s’absenter. Il bénéficiera aussi d’un contact plus personnalisé avec son formateur, ce qui peut favoriser la transmission de la passion pour le métier. Les apprentis reçoivent une formation très ciblée liée à la nature du commerce et développent des connaissances pointues.»

Les grandes structures disposent souvent d’un département dédié à la formation. Les jeunes y sont donc davantage accompagnés sur le plan scolaire. Durant leur formation, ils ont la possibilité de faire l’expérience de plusieurs rayons, voire de plusieurs magasins. La formation se veut donc généraliste. Dans ces structures, la vente passe au second plan derrière les activités de gestion de stock et de personnel. En ce sens, le titre de «gestionnaire de commerce de détail» trouve ici sa parfaite illustration. «Ces formations ont l’avantage d’ouvrir plus de possibilités sur le long terme», analyse la directrice lausannoise. D’où une préférence des jeunes pour ces filières plus administratives et une baisse du nombre des vendeurs spécialisés qui contractent le virus de la vente.

Des métiers de la vente qui ne bénéficient pas d’une image très positive, du fait de salaires relativement bas, d’horaires parfois peu accommodants. «A mon avis, c’est une tendance générationnelle: aujourd’hui, il semble plus chic de faire autre chose que de conseiller une cliente», estime Katharina Sand. La vente, un choix professionnel par défaut? «Certains ont la vocation, d’autres hésitent, choisissent cet apprentissage tout en sachant qu’ils en feront un deuxième plus tard dans une autre branche. Le “par défaut” peut aussi se transformer en passion. L’important est de mettre un pied dans le monde professionnel. Par la suite, des réorientations sont toujours envisageables», observe Geneviève Nanchen.

Des vendeurs moins qualifiés, cela peut avoir une influence directe sur le tissu économique, jugé, lui aussi, pas assez pointu. «Le commerce indépendant conserve des chances s’il se fixe sur des marchés de niche. Or, de nombreux commerçants ne se renouvellent pas suffisamment. L’intérieur des boutiques n’évolue pas. Après dix ans, elles prennent un air vieillot», critique Olivier Nimis.

Ces commerces poussiéreux cèdent toujours plus leur place à des enseignes étrangères efficaces. «Heureusement que les Français reprennent des commerces à Genève, sinon le centre-ville serait triste! En général, ils ont des franchiseurs derrière eux, qui les aident à mettre en valeur leurs magasins, à penser leurs vitrines», ajoute le patron de Remicom.

Plus malins, plus réalistes

Mais la situation change. «Dans les années 90, on pouvait faire du commerce à Genève sans fournir autant d’effort qu’ailleurs. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. Une nouvelle vague de commerçants arrive avec des concepts innovants. Dans une zone comme Carouge, les 150 commerces font de gros efforts: ils ouvrent le dimanche, possèdent des sites Internet et s’organisent pour égayer leur quartier. Chaque jour 100’000 personnes viennent travailler à Genève. Ils ont peu de temps, ils ont besoin d’accessibilité et ils aiment les produits du terroir: les petits commerces ne leur proposent peut-être pas un accueil comme dans le Midi, mais cette réserve convient très bien à cette clientèle», illustre Jacques Folly, de la Promotion économique.

Ce service a d’ailleurs créé l’an dernier un premier prix du commerce genevois auquel ont participé 275 commerçants. Dans le même ordre d’idées, un premier championnat romand des vendeurs s’est tenu à Nyon le 4 mai dernier. Les apprentis de deuxième année s’affrontaient en des joutes consistant à vendre des objets fictifs. Vertu de la crise, que de fouetter les fibres commerciales engourdies. «Au-r’voir-merci- bonne-journée.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine