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La nouvelle science des villes

Physiciens, informaticiens et urbanistes développent une vision innovante des villes basée notamment sur la simulation numérique. Pour eux, la cité doit être davantage guidée par le bas qu’organisée par le haut.

Une machine. Dans les années 1950, une ville était vue comme une construction rationnelle et fonctionnelle au but précis: loger et nourrir ses habitants, offrir des lieux de travail et des voies de communication efficaces. Réunion de zones bien définies et séparées, de routes et de canalisations, la cité idéale était géométrique, organisée, statique. Une machine optimisée et dirigée de manière verticale.

Aujourd’hui, cette vision figée est complètement dépassée. «Nous voyons les agglomérations davantage comme des organismes complexes, des entités capables d’évoluer et de s’adapter, rapporte Michael Batty, un pionnier des modèles informatiques urbains qui enseigne au Center for Spatial Analysis de UCL, à Londres. Nous sommes passés du mécanique au biologique.» La ville est donc plus animale que machine.

Elle est même capable «d’auto-organisation», renchérit Patrick Berger, architecte à Paris et professeur à l’EPFL. Mus par les décisions des entrepreneurs, locataires et propriétaires au niveau local, les bâtiments semblent être dotés d’une volonté propre: ils s’attirent et se repoussent, les villas se tournent vers le soleil et une vue dégagée, les habitations fuient les grandes routes pour se rapprocher des écoles, les sorties d’autoroute attirent les centres commerciaux. La ville est ainsi un écosystème en constante évolution, composé d’une multitude d’acteurs aux objectifs différents mais en perpétuelle interaction. Politiciens et urbanistes peuvent certes décider des grandes lignes pour organiser cet univers complexe, mais ce dernier se construit principalement de manière «bottom-up», c’est-à-dire depuis le bas.

«Comprendre les villes exige de faire appel à toutes les sciences, ajoute Gerhard Schmitt, directeur du Singapore ETH Center qui héberge le Future Cities Laboratory de l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich. L’architecture et le génie civil bien sûr, mais aussi la physique pour les questions énergétiques, les mathématiques pour l’analyse des données et les simulations numériques, sans oublier l’environnement, la santé publique, la mobilité…»

La ville et l’éléphant

Et les statistiques. Actif au Santa Fe Institute (Nouveau-Mexique), le physicien britannique Geoffrey West a mis au jour, avec ses collègues Luis Bettencourt et Jose Lobo, des lois universelles capables de décrire les agglomérations relativement précisément. En amassant des données statistiques sur les infrastructures de nombreuses villes autour du monde – longueurs de routes et des câbles électriques, nombre de stations d’essence –, il a découvert ce que l’on appelle une loi d’échelle: ces caractéristiques sont directement liées à la population de la ville. Mais au lieu d’être proportionnelles (une agglomération deux fois plus grande possède deux fois plus de stations d’essence), ces relations sont sous-linéaires: doubler la taille ne double pas l’importance d’une infrastructure, mais l’augmente seulement d’environ 85%, quelle que soit la localisation de la cité ou sa morphologie. Il existe donc une sorte de «bonus» universel de 15% qui traduit une économie d’échelle, un phénomène bien connu dans le monde des affaires (plus grand est le nombre d’objets produits, plus petit devient leur prix unitaire). Les grandes villes sont donc plus efficaces.

Cette loi d’échelle rappelle fortement une observation bien connue des biologistes: plus un être vivant est grand, moins il consomme d’énergie par unité de poids. Un éléphant pèse deux fois plus qu’un rhinocéros, mais ne consomme qu’environ 75% d’énergie supplémentaire. Avant de se tourner vers les questions urbaines, Geoffrey West avait d’ailleurs également contribué à ce domaine, appelé allométrie.

Les villes semblent donc légèrement moins efficaces que les êtres vivants: leur économie d’échelle se traduit par un bonus de 15%, comparé aux 25% observés dans le monde biologique. «Il y a plusieurs raisons à cela, explique le physicien. D’abord, une agglomération s’étend en deux dimensions contre trois pour les animaux. Ensuite, la limite ville/campagne est mal définie, contrairement au corps d’un être vivant. Finalement, les espaces urbains possèdent un deuxième réseau sans équivalent dans le monde animal, lié aux interactions sociales et en particulier à la création de valeur.» Car les cités ne font pas que loger des habitants, elles constituent également le principal moteur économique des pays en hébergeant les industries et les services et en favorisant la création d’emplois.

Moins de ressources, plus de production

«Les données liées à la création de valeur suivent elles aussi une loi d’échelle, poursuit Geoffrey West, mais celle-ci est super-linéaire: doublez la taille d’une ville et vous ajouterez non pas 100%, mais 115% au produit intérieur brut (PIB), à la masse salariale, au nombre de brevets ou d’universités. C’est la raison pour laquelle les gens créatifs sont attirés vers les villes.» Malheureusement, cette loi décrit non seulement la création mais aussi la destruction, et ce 15% additionnel s’applique également au nombre de crimes commis et de cas de grippe ou à la quantité de détritus. Au final, «on peut conclure que pour de nombreuses caractéristiques mesurables et chiffrables, les villes sont toutes pareilles, tranche le physicien. Dans ce sens, New York est simplement un Chicago en plus grand.»

Mais l’objectif de Geoffrey West n’est pas seulement de décrire les cités de manière phénoménologique: il veut comprendre leur fonctionnement en établissant des modèles susceptibles de reproduire les lois observées, comme il a réussi à le faire pour les êtres vivants. «Les réseaux que l’on trouve dans la biologie ou l’environnement bâti possèdent certaines contraintes. Ils doivent, par exemple, remplir l’espace de manière dense afin de connecter toutes les cellules ou toutes les maisons. Dans le cas des animaux, l’évolution a en général débouché sur des systèmes qui minimisent les dépenses énergétiques, ce qui induit une structure fractale, c’est-à-dire qu’on retrouve des formes similaires à différentes échelles — une caractéristique que l’on retrouve également dans les villes.»

Le physicien ne prétend pas pouvoir développer une science exacte: «Nous ne pourrons jamais prédire l’évolution d’une ville précise, mais il est possible de comprendre le milieu urbain de manièregénérique.»

Guider au lieu de commander

La théorie de la complexité joue également un rôle dans cette nouvelle science des villes, une approche qui se retrouve d’ailleurs sur tous les fronts, des réseaux sociaux à la finance en passant par la génétique, les épidémies et les écosystèmes. «Une cité est le parfait exemple d’un système complexe, souligne Geoffrey West. Les agents qui la composent — les individus, les bâtiments, les quartiers — se trouvent constamment en interaction à plusieurs échelles et sur plusieurs niveaux, ce qui confère au système la capacité d’évoluer et de s’adapter.»

Comme dans tout système complexe, les interactions prenant place dans les villes s’accompagnent de boucles de renforcement (des feedbacks) et de phénomènes non-linéaires (la conséquence n’est pas toujours proportionnelle à l’action). Elles donnent naissance à des structures et des comportements «émergents» qui ne deviennent apparents qu’à une échelle globale. Le plus souvent, ils amènent un peu d’ordre dans ce qui semble, à l’échelle microscopique, pur chaos. Mais cet équilibre apparent n’est pas assuré: de même qu’un petit choc peut déclencher une avalanche, tout système complexe possède ses fragilités et peut subitement changer profondément de visage. La route fluide se transforme en bouchon, le réseau électrique saute et plonge des quartiers entiers dans le noir, un faubourg devient une zone de non-loi pour la police.

Pour éviter ces ruptures, les chercheurs étudient les réseaux qui font fonctionner les villes afin d’identifier les points faibles et les goulets d’étranglement.L’une des leçons de la science de la complexité, c’est qu’il est très difficile de contrôler le système de manière verticale. «La théorie de la complexité nous a clairement fait réaliser que l’approche «top-down» (depuis le haut, ndlr) a ses limites, dit Michael Batty de UCL, et qu’elle peut s’avérer dangereuse, car l’effet d’une intervention est largement imprévisible et peut aller à l’opposé de ses intentions.» Mieux vaut partir de la base en essayant de légèrement modifier les interactions entre les participants — chausser des gants de velours au lieu de vouloir forcer des décisions. «L’un des défis de l’urbanisme sera de mettre en place des approches «bottom-up», qui pourraient par exemple passer par des plateformes participatives afin que les citoyens eux-mêmes prennent des décisions et les implémentent.»

L’avènement de la ville virtuelle

La simulation numérique joue, elle aussi, un rôle croissant et veut offrir des outils pour estimer à l’avance l’effet possible des interventions. Les premiers modèles développés dans les années 1960 portaient essentiellement sur les problèmes de transports; ils s’intéressent désormais également aux aspects énergétiques.

«Il n’est pas suffisant de considérer une construction isolée, explique Darren Robinson, spécialiste de la simulation énergétique des bâtiments, aujourd’hui à l’Université de Nottingham (Angleterre) après sept ans passés à l’EPFL. Une maison fait de l’ombre à une autre, réfléchit le rayonnement thermique ou encore dévie le vent. Nous avons développé un outil capable de simuler la performance énergétique de tout un quartier.» Ce logiciel baptisé CitySim offre un outil d’analyse utile pour diminuer la consommation d’énergie en optimisant l’orientation et la forme des nouvelles constructions, les matériaux utilisés dans les façades ainsi que les technologies de chauffage et de ventilation. Il a déjà été employé à Neuchâtel, à Zurich, à Bolzano (Italie) ainsi que pour des projets pour EPFL Middle East à Ras al-Khaimah (Emirats arabes unis).

Petit à petit, ce type d’outils grandissent pour englober un nombre croissant de paramètres et peuvent même se nourrir les uns les autres. CitySim a ainsi été connecté à Map Sim, un outil développé par EPF Zurich qui simule le comportement des habitants (se rendre au travail, regarder la TV, allumer la lumière) et affine les fluctuations de la demande énergétique des bâtiments. «Ce type d’approches permettra aux urbanistes d’optimiser la distribution d’énergie et les voies de communication ou encore de tester l’impact des mesures telles que le dézonage et l’essor du télétravail», souligne Darren Robinson.

A Singapour, le Future Cities Laboratory de l’EPFZ veut carrément simuler la ville entière en assignant à chacun de ses 5’312’400 habitants un «agent» indépendant, un module informatique capable d’agir et de se déplacer dans un modèle informatique de la cité-état. «Ces citoyens virtuels dorment, se réveillent, cuisinent, vont travailler ou faire du shopping, détaille Gerhard Schmitt. Leur comportement est en partie aléatoire, mais est calibré pour reproduire en moyenne les statistiques réelles obtenues à travers des questionnaires, des recensements officiels ainsi que des données enregistrées automatiquement par les transports publics.» Même la 3e dimension devrait bientôt apparaître, avec les mouvements des ascenseurs.

Big data et smart city

Le big data (ces énormes bases de données nourries par un nombre croissant de senseurs ou d’informations digitales) joue un rôle très important pour valider des simulations en comparant les résultats informatiques avec la réalité, note Michael Batty de UCL. Avec ses compteurs d’électricité et de gaz intelligents, le smart grid veut se transformer en smart city, une ville interconnectée où le système s’adapte aux données transmises par chaque logement, voiture et habitant, parfois à travers des smartphones.

Ce rêve d’une simulation urbaine «totale» rappelle les initiatives telles que le Blue Brain Project de l’EPFL ou FuturICT à l’EPF Zurich qui voient des neuroscientifiques simuler de manière ultra-précise le cerveau animal et des sociologues et éconophysiciens développer des modèles informatiques de la société ou du système financier international. L’espoir est dans tous ces cas de disposer d’un modèle informatique qui permette de tester à l’avance des interventions urbaines, médicales ou politiques.

Reste qu’une simulation numérique n’est utilisable que si elle est validée, tâche d’autant plus délicate qu’il est impossible d’effectuer des expériences grandeur nature sur les espaces urbains. Pire encore, «nous tentons d’atteindre une cible mouvante, souligne Michael Batty. Car nous rajoutons sans cesse de nouveaux éléments — dans le transport, les télécoms ou le commerce — qui modifient la manière dont nous nous organisons dans les villes, qui deviennent sans cesse plus complexes.»

Au final, cette approche très objective de la question urbaine semble occulter un peu l’humain. Pour Geoffrey West, «une ville est simplement l’ensemble des interactions de ses habitants.» La cité idéale passera donc nécessairement par eux — c’est-à-dire par nous.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.