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La ville nouvelle, cette vieille utopie

L’Europe ne croit plus au fantasme de faire surgir de terre des villes parfaites. Aujourd’hui, les expériences urbaines les plus ambitieuses se font en Asie et au Moyen-Orient.

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D’ici à 2020, Abu Dhabi va se doter d’une cité sans pétrole et sans voiture. Masdar sera la vitrine verte d’un émirat jusqu’ici connu comme l’un des plus gros producteurs de pétrole au monde qui affiche la pire empreinte carbone après le Qatar. Confié au bureau d’architecture de Norman Foster, le projet rassemble toutes les dernières innovations en matière de développement durable et d’urbanisme, telles ces voitures-bulles électriques sans chauffeur ou ces tournesols géants qui font de l’ombre durant la journée et redistribuent la chaleur accumulée durant la nuit.

A travers cette utopie technologico-futuriste, Abu Dhabi relance la construction de villes nouvelles. Ce concept urbanistique a connu son âge d’or dans la première moitié du XXe siècle, lorsque la France et la Grande-Bretagne, mais aussi les Pays-Bas et les pays scandinaves construisaient de nombreuses villes nouvelles pour donner de l’air à leurs agglomérations ou pour occuper de nouveaux territoires comme les polders hollandais. Une croissance démographique plus lente que prévu, le choc pétrolier des années 1970, un recul de la volonté collective, et l’arrivée d’une génération d’architectes critiques face aux projets utopiques ont mis fin à ces expériences. «Les jeunes architectes des années 1970 se sont rendu compte qu’on ne dessine pas une ville d’un coup de crayon et ont réfléchi à l’urbanisme avec davantage de responsabilité», explique Monique Ruzicka-Rossier, architecte-urbaniste au laboratoire Chôros de l’EPFL.

Créer des villes à partir de rien n’est pourtant pas l’apanage exclusif de la modernité. De Naples (qui tire son nom du grec ancien «neapolis» pour «ville nouvelle») à Versailles en passant par les bastides du Moyen Age, de nouvelles cités sortent de terre à toutes les époques. Dévastée par un incendie en 1794, La Chaux-de-Fonds est reconstruite au XIXe siècle en suivant un plan en damier, dans le but de transformer une région pauvre en un centre de manufacture horlogère.

Au XIXe siècle, l’industrialisation provoque un accroissement très rapide de la population citadine, qui s’entasse dans des bidonvilles où sévit le choléra. Des réformateurs sociaux comme Charles Fourier en France ou Robert Owen en Angleterre s’inspirent de la tradition de l’Utopie de Thomas More et de l’Atlantide de Platon pour proposer des cités idéales aux modes de vie communautaires et coopératifs.

Interpellé par les conditions de vie sordides des ouvriers, Ebenezer Howard, un simple sténographe anglais, invite à démanteler les grandes villes et à les réorganiser en petites unités. Après avoir théorisé son modèle de cité-jardin, il fonde Letchworth, à 60 km au nord de Londres en 1903. Ce prototype inspire un mouvement international autour de son concept: densité restreinte du bâti, plan circulaire strié d’avenues, activités économiques à la périphérie et ceinture agricole. La faible densité fera dire aux critiques des cités-jardins qu’elles préfigurent les zones pavillonnaires périurbaines gourmandes en territoire et en voies de communication.

A cette vision de ville à la campagne s’est opposé le modèle progressiste d’un architecte-urbaniste comme Le Corbusier qui a prôné à travers la Charte d’Athènes des villes denses, verticales et divisées en zones d’activités précises. Cette vision rationaliste sera dévoyée par la suite et donnera naissance aux grands ensembles générateurs de problèmes sociaux.

D’autres critères moins idéalistes ont cependant conduit à l’érection de villes nouvelles au XXe siècle. «La typologie la plus commune est celle des villes-usines comme Wolfsburg en Allemagne autour de Volkswagen, relève Pierre Merlin, ingénieur, géographe et statisticien français qui a œuvré à la création des villes nouvelles de la région parisienne. Dans l’ex-URSS, on trouve près d’un millier d’exemples.»

En accédant à l’indépendance, de nombreux Etats bâtissent des capitales. C’est le cas du Brésil avec Brasilia, de la Côte d’Ivoire avec Yamoussoukro, du Pakistan avec Islamabad, ou, plus récemment, de la Birmanie avec Naypyidaw. Manière d’affirmer un nouveau pouvoir et de se faire valoir en tant que politicien, ces nouvelles capitales peuvent aussi arbitrer des rivalités entre deux pôles comme Rio de Janeiro et São Paulo au Brésil. Au Pakistan, Islamabad a permis au régime de s’extirper de Karachi, une cité jugée trop populeuse et potentiellement dangereuse.

L’appréciation des villes nouvelles diverge d’un urbaniste à un autre selon l’école et la génération à laquelle il appartient. Au nombre de leurs avocats, Pierre Merlin ne tarit pas d’éloges sur le «petit bijou» que constitue Tapiola en Finlande où les meilleurs architectes du pays comme Alvar Aalto se sont exprimés. Il reconnaît quelques échecs comme Le Vaudreuil en Normandie, «un exemple de corbusianisme extrême à base de grands ensembles perdus en rase campagne sans occupation dense du sol et sans politique de développement économique intéressante.»

De manière générale, les concepteurs de villes nouvelles des Trente Glorieuses semblent avoir sous-estimé le facteur temps. «Dans plusieurs villes, les débuts furent difficiles, poursuit l’urbaniste. Il manquait un socle minimal de population pour que les services fonctionnent. Ensuite, il y a le problème de la structure par âge.

Les nouveaux arrivants étaient essentiellement des couples avec de jeunes enfants. On ne trouvait ni adolescents, ni vieillards, ce qui, au bout de trente ans a généré un problème de vieillissement.»

C’est aujourd’hui du côté des puissances économiques montantes que les projets de villes nouvelles ressurgissent. «Au Moyen-Orient, ce mouvement participe du désir d’intégrer le cercle des villes de rayonnement mondial, commente Monique Buzicka-Rossier. L’essor chinois s’est lui accompagné d’une volonté de faire de la ville par tous les moyens.»

Or, cette frénésie de construction ne permet pas forcément de mieux loger les habitants en raison de la forte spéculation immobilière. «A Shanghai, près de 60% des surfaces construites sont inoccupées. Cela fait à peine cinq ans que les universités chinoises se penchent sur le sort de ces villes et cherche à y faire rester les gens.»
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Quatre types de villes nouvelles

La nouvelle capitale
Sur mandat du premier ministre indien, Le Corbusier et son équipe créent en 1951 Chandigarh comme nouvelle capitale du Pendjab. Le modèle rationnel avec plan quadrillé et sept types de voies de circulation apparaît comme froid et peu indien, mais permet aujourd’hui une grande fluidité du trafic. Une partie des projets d’embellissements du Corbusier (arbres, plans d’eau) n’ont jamais été accomplis.

La ville satellite
Son site exceptionnel sur une boucle de l’Oise et l’investissement de ses concepteurs font de Cergy-Pontoise (1971) la plus réussie des cinq villes nouvelles d’Ile de France. Construite en quartiers-îlots très étalés, elle bénéficie d’une dynamique urbaine grâce à son bassin d’emplois, ses universités réputées, son centre-ville surélevé ainsi que l’Axe majeur, la plus grande œuvre d’art public au monde.

La ville industrie
En 1931, Ernst May dessine sur mandat de Staline un plan linéaire avec des rangées d’habitations séparées des unités de production par une ceinture verte. Son objectif: abriter les ouvriers de Magnitogorsk, alors la plus grande usine sidérurgique du monde. Le plan n’est pas respecté et la ville est aujourd’hui un désastre écologique et sanitaire.

L’utopie sociale
Auroville (1968) est une ville d’initiative privée, internationale, œcuménique et non matérialiste située à côté de Pondichéry en Inde. En échange de leur travail de construction, les trop rares habitants (2’200 sur les 50’000 prévus) sont nourris en commun et leurs besoins en éducation et santé sont couverts par Auroville.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.