KAPITAL

Dumping salarial: la nouvelle loi qui inquiète le secteur de la construction

Les entrepreneurs devront faire respecter les salaires minimaux par tous leurs sous-traitants. Ce nouveau principe de responsabilité solidaire réjouit autant qu’il effraie.

Travail au noir, dumping salarial, mises en faillite volontaires: le secteur helvétique de la construction est malade. «Il n’y a pas de miracle, résume Daniel Posse, directeur d’une société de peinture vaudoise. Lorsqu’un concurrent pratique des tarifs 20 à 50% en-dessous de ceux du marché, c’est qu’il s’agit de travail au noir ou d’emplois précaires, sans vacances ni 13e salaire. Nous avons trente ans de métier, et s’il était possible de faire moins cher, nous serions soit des idiots, soit multimillionnaires.»

Maillon central du problème: la sous-traitance, qui permet même à des sociétés de bonne réputation de casser les prix en déléguant leur mandat à des entreprises tierces peu enclines à respecter la loi. «C’est clairement par le jeu des sous-traitants que le dumping salarial peut prendre place», relève la conseillère nationale Ada Marra (PS). «La solution de facilité est simplement de sous-traiter sans vraiment se préoccuper de la manière dont les bas prix peuvent être maintenus», peste Daniel Posse. Car cette concurrence déloyale lui fait «sans aucun doute» perdre des marchés: «Nous jouons sur le même terrain, mais pas à armes égales. Un exemple: une entreprise de la région lausannoise obtient un mandat en Valais à des prix défiant toute concurrence, le sous-traite à des Genevois qui eux-mêmes le confient plus loin à une entreprise française qui ne respecte pas et, de loin, les conventions collectives. Heureusement, un contrôle de chantier a eu lieu….» Un véritable système de poupées russes.

Mais les choses bougent. En juin 2012, le Tribunal administratif fédéral condamnait Marti Construction à 61’000 francs d’amende parce que son sous-traitant — une entreprise récidiviste — employait du personnel au noir. Une décision «historique», commentait alors Jean-Pierre Rosselet, président de la Fédération vaudoise des entrepreneurs (FVE). Le jugement confirmait ainsi que s’en remettre simplement à la bonne foi de ses partenaires (leur faire signer un contrat les engageant à respecter la loi) ne suffit pas. Il faut se montrer plus vigilant.

Et cela est possible. «Nous avons toujours tout fait pour nous assurer du respect des règles, dit Daniel Posse. Nous exigeons de la part de nos sous-traitant de voir tous les trois mois une attestation de la Suva, un extrait de casier judiciaire et de l’office des poursuites ainsi que la preuve qu’ils ont bien réglé les charges sociales de leurs employés. Nous avons les moyens légaux d’exiger ces documents et, s’ils traînent, nous agissons vite. Au final, c’est une question de volonté.»

Avec la nouvelle loi sur la «responsabilité solidaire» décidée par les chambres fédérales à la fin 2012 et qui entrera en vigueur le 1er juillet 2013, le législatif veut même aller plus loin: une entreprise se sera plus uniquement responsable de son premier sous-traitant, mais également de toute la chaîne jusqu’à la dernière société. Par le jeu de la sous-traitance, ce sont des sociétés bien connues qui profitent d’entreprises étrangères peu scrupuleuses, comme par exemple Armasuisse, qui se retrouve «avec des sous-traitant allemands qui paient des salaires d’environ 10 euros de l’heure», détaille Ada Marra. Ce qui est complètement illégal. «Les travailleurs étrangers doivent également respecter les conventions collectives, qui incluent le plus souvent des salaires minimaux», explique Ursula Scherrer du Secrétariat à l’économie (Seco). Pour Jean-Pierre Rosselet, président de la FVE et directeur de l’entreprise de génie civil Dénériaz S.A., ce dumping met en danger le milieu de la construction: «Je ne vois pas l’intérêt de ces accords sociaux s’ils ne sont pas respectés par tout le monde. Si tout le monde s’aligne sur les tarifs étrangers, on risque de tuer le partenariat social et toute la formation professionnelle qu’assurent les entreprises suisses.»

«E-mails à Bucarest»

Mais l’application pratique de la nouvelle loi suscite des angoisses dans le milieu de la construction. «Des entreprises ont pris contact avec nous pour partager leur inquiétude, témoigne Georges Zund, directeur de la FVE. Elles se posent des questions: devront-elles aller regarder dans les livres de comptes des sous-traitants? Mais avec quelles compétences? Et que faire si ces derniers ne tiennent pas de comptabilité?» Jean-Pierre Rosselet exige de la clarté: «Nous ne sommes pas contre la loi mais avons besoin des moyens de l’appliquer. On nous demande de faire notre devoir de diligence (se renseigner sur ses partenaires commerciaux, ndlr), mais on ne sait pas encore comment pouvoir le faire en pratique lors d’une sous-traitance en cascade.»

«Imaginez une chaîne de 4-5 sous-traitants où le dernier est une entreprise roumaine, renchérit Marco Taddei, vice-président de Union suisse des arts et métiers (USAM). Comment pourrait-on contrôler au préalable les conditions salariales? En envoyant des emails à Bucarest?» Tout le monde attend donc avec impatience les détails de la loi, actuellement en cours de discussion avec les différents partenaires (Seco, patronat et syndicats). Elle pourrait par exemple donner le droit d’exiger de voir des fiches de salaires des derniers mois, ce qui permettrait de s’assurer qu’il n’y a pas de dumping, selon Ursula Scherrer.

En cas de problème avec l’un de ses sous- ou sous-sous-traitants, l’entreprise coupable de négligence sera passible d’une amende administrative de 5000 francs au maximum. Un montant modeste qui paraît peu dissuasif. «C’est une cacahuète!, s’exclame Daniel Posse. Une entreprise qui emploie au noir une quinzaine de personnes économise des centaines de milliers de francs.» Même avis chez Georges Zund, de la Fédération vaudoise des entrepreneurs: «Par rapport à des soumissions qui atteignent des montants à 6 chiffres, cela paraît bien peu. Se voir exclu des marchés publics serait bien plus dissuasif.»

«Pour des gens qui trichent systématiquement, cette amende est ridicule, renchérit Jean-Pierre Rosselet. En France, ils finiraient en prison.» Mais l’amende ne fait pas tout, rappelle Ursula Scherrer du Seco: «L’entreprise sera également solidaire des dettes de ses sous-traitants, en particulier des différences entre le salaire versé et le salaire minimal.» De quoi motiver les entrepreneurs à bien contrôler à qui ils confient leurs mandats. D’autres voient la loi arriver d’un bon œil: «Nous serons enfin logés tous à la même enseigne», espère Daniel Posse.

Inspecteur du travail

Reste la question des contrôles, le meilleur moyen pour faire respecter la loi. Le problème n’est pas forcément leur nombre, selon Marco Taddei de l’USAM. «Il y en a eu plus de 30’000 en 2011. Il s’agit avant tout d’une question de qualité. De l’avis général, il y a une mauvaise coordination entre l’inspecteur du travail sur le chantier et les services administratifs. Il faut l’améliorer.»

Une solution sur laquelle tout le monde semble d’accord en Suisse romande serait celle du badge: une pièce d’identité délivrée par une commission paritaire (un organisme regroupant patronat et syndicats chargé de faire respecter les conventions collectives) qui atteste du respect des normes sociales pour les ouvriers helvétiques. «Cela simplifierait grandement le travail des inspecteurs, d’avoir par exemple un code que l’on puisse scanner avec un téléphone mobile», dit Georges Zund de le FVE. «Même les maîtres de chantiers pourraient le faire», ajoute son collègue Jean-Pierre Rosselet. Mais outre-Sarine, la partie n’est pas jouée. «La Suisse alémanique a une tradition plus libérale», constate Georges Zund. De quoi rendre incertaine une solution à l’échelle nationale.
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TEMOIGNAGES

Déneriaz S.A., Génie civil, Lausanne

«Cela nous arrive de sous-traiter, en particulier pour le ferraillage», témoigne Jean-Pierre Rosselet. Le président de FVE est également directeur de Déneriaz S.A., une entreprise de génie civil de 80 ans qui compte une centaine d’employés et qui a par exemple participé à la rénovation du tunnel de Glion ou celle du quartier du Flon à Lausanne. «Nous avons mis en place des mesures pour contrôler le travail au noir parmi nos sous-traitants, et nous sommes pratiquement certains qu’il n’y en a pas. C’est plus difficile pour le paiement des salaires, car seule la commission paritaire a la possibilité de le contrôler.»

Posse Peinture, Lausanne

«Nos sous-traitants signent une convention que tout emploi au noir ou en-dessous des tarifs est interdit, explique Daniel Posse, directeur d’une entreprise de plâtrerie-peinture de 130 collaborateurs basée à Renens et Corseaux. Ils savent qu’une violation entraînerait directement l’annulation du contrat. Nous discutons également à l’interne pour être certains que nos responsables sont en mesure d’appliquer ces dispositions et invitons régulièrement nos sous-traitants chez nous pour les sensibiliser à ces questions. Nos chefs de chantiers ne contrôlent d’ailleurs pas seulement la qualité du travail de nos sous-traitants, mais également leur main d’œuvre.» Le patron dit que son entreprise se fait régulièrement contrôler sur les chantiers — et qu’il s’en réjouit.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.