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La valeur de l’âge

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Printemps, été, automne, hiver… En poésie, le vieillissement a souvent été comparé au passage tranquille des saisons. Mais ce parcours prémâché est aujourd’hui chamboulé. L’automne se rêve désormais printemps: la période de la vie qui commence avec la retraite est en effet de plus en plus fréquemment présentée comme une «nouvelle jeunesse», explique Valérie Hugentobler, professeure à la Haute Ecole de travail social et de la santé — EESP — Lausanne.

«L’allongement de la vie en bonne santé, l’apparition de la médecine anti-âge et la création de nouveaux marchés de niche conduisent à une redéfinition complète de la vieillesse comme catégorie sociale», poursuit la chercheuse. Le troisième âge (60-75 ans), constitué d’individus encore en bonne santé et disposant de moyens financiers confortables, est fortement valorisé par rapport à un quatrième âge plus angoissant. Une représentation qui a tendance à occulter le fait que vieillesse peut aussi rimer avec maladie, dépendance et mort…

Rester jeune à tout prix est devenu une véritable injonction: le slogan Stop aging, start living, issu d’un fameux livre de médecine anti-âge de la dermatologue américaine Jeannette Graf, a pris l’ascendant sur le plus sage «Vieillir, un art de vivre» de l’organisation suisse au service des personnes âgées Pro Senectute. «Avec l’avènement de la société de consommation, les valeurs de beauté et de jeunesse ont pris une place prépondérante dans notre culture», confirme Sabine Voélin, professeure à la Haute école de travail social (HETS) à Genève. D’inéluctable, le vieillissement semble s’être transformé en un processus pathologique: prendre de l’âge, c’est moins s’enrichir d’une durée que s’appauvrir de ce qui reste à vivre.

Pour surmonter son âge chronologique dévalorisant, l’homme moderne s’est donc doté d’un âge subjectif, constitué par son ressenti: «Je me sens dans la peau d’un quadragénaire, alors que je suis un quinquagénaire depuis quelques années déjà.» La science parle, quant à elle, d’un âge biologique ou physiologique qui correspond à l’état des organes d’une personne. Des sites proposent de le calculer: quoi de plus valorisant que d’y découvrir un résultat permettant de soustraire un certain nombre d’années à son âge administratif?

La fracture numérique

Parallèlement à ce culte de la jeunesse, l’irruption de nouvelles technologies a servi à creuser le fossé entre jeunes et vieux. «Tout se passe comme si la société n’attendait plus rien d’autre que de l’adaptation de la part des personnes âgées, explique Sabine Voélin. Dans les enquêtes que nous menons, celles-ci expriment un sentiment d’inutilité sociale.» L’aîné aurait désormais tout à apprendre des jeunes, et mène une lutte incessante pour ne pas se transformer en has been, avec l’inadaptation qui guette à chaque instant.

«Les personnes âgées ont vu leurs petits-enfants se mouvoir dans un univers cybernétique qui leur était partiellement ou totalement étranger, poursuit la chercheuse. Lorsque les contacts entre générations existent, on a alors assisté à un renversement de la transmission allant des petits-enfants vers les grands-parents.» Les descendants apprennent désormais à leurs aïeux comment envoyer un e-mail ou utiliser la télécommande. Dans ces conditions, assumer sa vieillesse et sa déconnexion devient de plus en plus difficile: «Certaines personnes dites du quatrième âge souffrent de ce sentiment d’infantilisation.»

Mourir dans la force de l’âge

Il faut néanmoins nuancer ce sombre tableau. La valeur de l’âge ne se mesure pas à la seule aune de l’apparence corporelle ou des compétences technologiques. En matière de vivacité d’esprit, les jeunes n’ont pas le monopole: l’opuscule Indignez-vous! de l’auteur nonagénaire Stéphane Hessel occupe ainsi la tête des meilleures ventes en librairie, et a servi de référence au mouvement des jeunes Indignés. «Il a su utiliser sa capacité de mentor, en adressant aux jeunes générations un message d’encouragement à la rébellion, en écho à sa propre jeunesse», souligne Sabine Voélin.

La jeunesse n’est pas non plus un atout pour l’obtention d’un Prix Nobel. Les découvertes en science sont réalisées par des chercheurs de plus en plus âgés. C’est ce que révèle une analyse des Prix Nobel remis depuis 1902. Dans les trois domaines récompensés par ce prix, la physique, la chimie et la médecine, les scientifiques réalisent de plus en plus tard leurs travaux majeurs. Ainsi, au XXIe siècle, c’est à 48 ans en moyenne que les physiciens effectuent leurs découvertes majeures. Un siècle plus tôt, ils auraient rédigé l’essentiel de leur théorie à 30 ans.

Et le bonheur, quand atteint-il son sommet? A 63 ans! La réponse, résultat d’une étude menée au début de l’année par le psychologue luxembourgeois Stefan Sütterlin et son équipe, fait figure de pied de nez au jeunisme ambiant. Les chercheurs ont observé que le niveau de satisfaction face à la vie diminuait avec les pensées négatives, et que les personnes de 63 ans déclaraient moins de pensées négatives que les autres tranches d’âge. Arrivé à la soixantaine, il devient possible de faire abstraction du regard de la société et d’écouter sa seule subjectivité. Comme jamais, on perçoit alors l’urgence de savourer ses émotions, avant une échéance finale qui se rapproche.

Une échéance que l’on préfère aborder en pleine forme, quitte à mourir un peu plus tôt. C’est ce que révèle le scientifique américain David Ewing Duncan, auteur du livre When I’m 164, qui a posé à 30’000 personnes la question «Combien de temps aimeriez-vous vivre?» avec différents âges à choix. Résultat: seuls 2% ont choisi l’immortalité, 30% ont opté pour 120 ans et 60% ont estimé que 80 ans leur suffisaient. Soit approximativement l’espérance de vie actuelle.

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INTERVIEW

Les retraités peuvent bénéficier à l’économie

Prolonger l’emploi des seniors constitue une réponse à la pénurie de travailleurs qualifiés. C’est ce que de plus en plus d’entreprises suisses réalisent aujourd’hui.

La revalorisation du travail des personnes âgées est avant tout utile à l’économie, estime Valérie Hugentobler, professeure à la Haute Ecole de travail social et de la Santé — EESP — Lausanne. Elle permettrait également de redonner une place centrale dans la société à des seniors souvent poussés vers la sortie sur le marché de l’emploi. Entretien.

Les personnes âgées semblent peu valorisées sur le marché du travail. Pourquoi?

Des stéréotypes pèsent sur eux: ils sont soupçonnés d’être moins au fait des nouvelles technologies, réticents au changement ou encore de coûter trop cher. En période de crise, les plus âgés sont souvent les premiers à être écartés du marché du travail, via les filières de préretraite, du chômage ou encore de l’invalidité.

En Suisse, ces différents mécanismes ont été beaucoup moins utilisés que dans les pays européens, le taux d’emploi restant élevé chez les travailleurs plus âgés. La fin de carrière professionnelle s’apparente néanmoins pour beaucoup à un retrait progressif du marché du travail. La participation à des programmes de formation continue chute significativement chez les quinquagénaires, parfois déjà considérés comme des «demi-vieux». Mais il est possible que cette situation évolue positivement.

Dans quel sens?

Jusqu’à récemment, les entreprises ayant explicitement défini une politique de meilleure intégration du personnel âgé étaient rares. Mais depuis quelques années, les employeurs prennent conscience des atouts spécifiques des personnes âgées. Ils réalisent qu’un recours à la retraite ou à la préretraite implique la perte de ces savoirs, ainsi que des coûts. Par exemple, des banques ou des assurances mettent en avant des conseillers plus âgés, d’apparence plus crédible auprès d’une clientèle qui, elle aussi, vieillit.

Par ailleurs, la main-d’œuvre disponible diminue en raison du vieillissement démographique. Il devient difficile d’assurer la relève dans des domaines tels que la médecine de premier recours ou l’enseignement. Cela plaide aujourd’hui pour une valorisation des travailleurs âgés, qui permettrait de les maintenir voire de les faire revenir sur le marché du travail, parfois au-delà de l’âge de la retraite. Plusieurs interventions politiques ont ainsi visé ces dernières années à prolonger la vie professionnelle, lutter contre la discrimination des travailleurs plus âgés ou encore favoriser la réintégration des chômeurs âgés.

Mais les personnes âgées elles-mêmes revendiquent le «droit au repos», un acquis social…

On voit aussi apparaître des revendications exactement inverses chez certains seniors, qui considèrent la retraite comme une discrimination, un couperet arbitraire. Ces deux perceptions coexistent aujourd’hui. Mais avec l’amélioration notable des conditions de vie des retraités, la représentation d’une retraite «oisive» est mal vue, surtout dans un contexte de stagnation économique.

Le souci de maintenir les seniors le plus longtemps possible en emploi ne doit en revanche pas occulter le fait que tous ne le souhaitent pas ou n’en sont pas capables.

Propos recueillis par Serge Maillard

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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 4).