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Il faut prendre soin des infirmières

Face à la dureté du métier de soignant, les hôpitaux romands se dotent de mesures pour attirer de nouveaux employés, mais aussi retenir leurs collaborateurs exténués.

INFIRMIERES.jpgLe quotidien de Laura, 23 ans, n’est pas de tout repos. Engagée depuis une année dans un hôpital régional, cette infirmière œuvre à temps plein auprès de patients atteints de cancers: «Je réalise souvent en fin de journée que je n’ai pas eu le temps de manger…ou même d’aller aux toilettes! Il m’arrive de travailler sept jours de suite, ma vie privée en pâtit, mais j’adore mon job et ne souhaite pas changer de voie pour l’instant.»

Métier humain par excellence, la profession d’infirmière figure toujours en bonne position dans les plans de carrière des jeunes femmes. Mais la courte durée d’activité appauvrit aujourd’hui le marché du personnel soignant qualifié. Selon Pierre Théraulaz, président de l’Association suisse des infirmières et infirmiers (ASI), une infirmière travaille en moyenne pendant 13 ans.

Maternité et burn-out

Les raisons de ces arrêts prématurés? «La moitié des abandons est due à la naissance du premier enfant, dont la garde est difficile à concilier avec les horaires de la profession, constate Jacques Rouge, chargé d’un programme de réinsertion du personnel soignant dans le canton de Vaud. Il est tout simplement impossible de trouver une crèche ouverte la nuit ou le week-end…»

Après avoir interrogé plus de 1500 infirmières employées dans 17 établissements de Suisse romande, des chercheurs de l’Institut de psychologie du travail et des organisations de l’Université de Neuchâtel avancent l’épuisement professionnel comme autre cause importante de désengagement: «En moyenne un tiers des infirmières présentent des scores de burnout moyens ou élevés, un sentiment fortement lié à l’intention de quitter son emploi», dit leur rapport paru en 2010.

Des constats alarmants, à l’heure ou l’Observatoire suisse de la santé annonce que les besoins en personnel soignant augmenteront dans notre pays de 25% d’ici à 2020. «On parle de pénurie de personnel soignant depuis les années 1960, précise Pierre Théraulaz. Jusqu’à présent, la Suisse recrutait énormément à l’étranger, mais cette pratique, éthiquement discutable, devient toujours plus difficile, car la pénurie est aujourd’hui mondiale.»

Le vieillissement de la population explique ce besoin croissant d’infirmières: les patients très âgés, souffrant pour la plupart de maladies chroniques qui nécessitent constamment des soins, sont de plus en plus nombreux. La multiplicité des traitements, toujours plus complexes, contribue également à cette demande accrue de compétences.

D’où la nécessité de retenir les infirmières en emploi. «On remarque depuis quelques années une prise de conscience, tant de la part des politiques que des établissements médicaux quant au besoin d’améliorer les conditions de travail des professionnels de la santé», note le président de l’ASI. Des mesures concrètes se mettent effectivement en place dans les hôpitaux romands. Le CHUV, à Lausanne, dit par exemple s’inspirer depuis une dizaine d’années du modèle nord-américain des magnet hospitals (hôpitaux attractifs).

Ce label, né dans les années 1980, comprend une quinzaine de critères à adopter pour retenir son personnel soignant. «Nous avons revalorisé la place accordée aux soins infirmiers à tous les niveaux de notre institution, assure Nicolas Jayet, chargé de communication de la direction des soins. Les salaires ont été revus à la hausse ces dernières années et nous œuvrons à promouvoir une image plus autonome et aussi bien masculine que féminine de la profession, pour nous détacher des stéréotypes habituels.» Les clichés sont effectivement nombreux autour d’une profession essentiellement féminine: en Suisse, le nombre d’infirmiers reste très faible (10 % environ).

Travail à la carte

Au CHUV, le personnel soignant peut ainsi rejoindre le «pool», une équipe d’employées au statut d’auxiliaire, qui travaillent «à la carte», selon leurs disponibilités. «Ces infirmiers et aides-soignants connaissent l’établissement et suivent des formations à l’interne», précise Nicolas Jayet.

A Genève, les HUG souhaitent mener à terme, d’ici à 2015, un projet baptisé «attraction et rétention des meilleurs talents»: amélioration de l’accueil, centralisation du recrutement, mobilité interne facilitée et prestations de loisirs pour les employés. «Nous réfléchissons à rendre le temps de travail plus flexible, à ouvrir une salle de fitness pour nos collaborateurs et souhaitons augmenter la capacité d’accueil de nos deux crèches», annonce Antoine Bazin, adjoint à la direction des Ressources humaines de l’hôpital.

Pour attirer la relève, les hôpitaux intensifient également leur présence dans les salons professionnels et dans les écoles. Eric Mayor, de l’Université de Neuchâtel, estime que des efforts supplémentaires pourraient encore être faits: «Lors de notre enquête, nous avons relevé que la plupart des étudiantes en soins connaissaient uniquement les hôpitaux ou cliniques à proximité de leur lieu de formation. Il est important que les établissements se présentent aussi dans les écoles plus éloignées.»

Valorisation de la formation

Condition sine qua non pour éviter la pénurie: former davantage. «En Suisse romande, les inscriptions augmentent chaque année, se réjouit Jacques Chapuis, directeur de l’Institut et Haute Ecole de la Santé La Source (ELS) à Lausanne. Nous avons accueilli 617 nouveaux étudiants en septembre, contre 560 en 2011.» La Source a augmenté son taux d’attractivité depuis son adhésion au réseau HES-SO en 2002. «En passant d’un niveau supérieur à un niveau universitaire, la formation a gagné en reconnaissance. Nous accueillons aujourd’hui tout un pan de jeunes gens qui auparavant auraient choisi une faculté universitaire.»

Pour Jacques Chapuis, la Suisse alémanique ne doit pas faire l’économie de cette évolution. «Les politiques alémaniques tardent à reconnaître qu’une infirmière a besoin d’un Bachelor pour exercer. Un diplôme supérieur leur paraît déjà élevé, laissant souvent entendre qu’ils associent le rôle des infirmières à la toilette des patients… Une telle vision est condamnable: les techniques liées aux progrès thérapeutiques ainsi que les besoins en soins dans la population sont tels aujourd’hui qu’il est nécessaire de recourir à du personnel soignant extrêmement qualifié.»

Le président de l’Association suisse des infirmières et infirmiers Pierre Théraulaz reconnaît que des Hautes Ecoles en soins infirmiers existent outre-Sarine, «mais leurs accès est limité par un numerus clausus, ce qui pousse les éventuels candidats vers d’autres voies…»

Tous ces efforts, tant sur la formation que sur la fidélisation du personnel, permettront-ils d’éviter la vaste pénurie annoncée? «Nous constatons déjà quelques signes encourageants, se réjouit Jacques Rouge. Il y a 10 ans, sur le canton de Vaud, 60 % des infirmières étaient recrutées à l’étranger. La tendance s’est inversée aujourd’hui: 60 % sont formées et résident en Suisse. La situation se stabilise, mais les besoins augmenteront dans les prochaines décennies. Il ne faut pas baisser la garde!»
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TEMOIGNAGES

«J’ai dû trouver un poste aux horaires réguliers»

Yolande Bangala-Kottelat, 50 ans et cheffe de projet au CHUV, est parvenue à orienter sa carrière d’infirmière pour l’adapter à son rôle de mère de famille. A l’arrivée de son premier enfant en 1989, elle remet en question son poste d’infirmière «de terrain»: «Personnellement, le travail de nuit ou du week-end ne me dérangeait pas. Mais je ne pouvais plus concilier ces horaires irréguliers et la garde de mon fils.» Deux autres enfants viendront par la suite agrandir la famille, que la Jurassienne gère seule la plupart du temps, leur papa étant souvent en déplacement. Elle n’a jamais souhaité quitter la profession pour autant: «J’ai préféré chercher des missions aux horaires plus réguliers. Ces postes existent pour les infirmières, ils sont d’ailleurs âprement convoités!» Yolande Bangala-Kottelat œuvrera ainsi pendant plusieurs années en tant qu’infirmière de recherche et y ajoute en 2004 une activité clinique ambulatoire à temps partiel. «Le travail en équipe me manquait!»

«Après dix années d’arrêt, j’ai repris mon métier d’infirmière»

Catherine Golliard, 43 ans, vient de reprendre son activité d’infirmière, après dix ans de pause. «J’ai d’abord réduit mon temps de travail de 80 à 30% lorsque mon fils est né en 1998. Deux ans plus tard, j’ai suivi mon mari, qui partait travailler à New York.» De retour en Suisse en 2010, cette mère de deux enfants a souhaité retrouver un emploi dans les soins. «J’ai suivi le programme de réinsertion mis en place par le Service de la santé publique vaudois. Je craignais de ne plus être à jour en termes de nouvelles techniques et traitements.» Après un stage dans un service de son choix et plusieurs jours de cours théoriques tant sur l’approche au patient que la pharmacologie ou l’anatomie, Catherine Golliard s’est sentie prête à postuler pour un emploi. «J’ai repris confiance en mes compétences. J’ai retrouvé du travail très rapidement, au sein de la Fondation Soins Lausanne, à mi-temps. Je suis ravie et j’espère pouvoir augmenter mon temps de travail lorsque mes enfants seront plus grands.»

«La formation universitaire d’infirmière a influencé ma réorientation»

Diplômée en psychologie, Ophélie Tüscher, 29 ans, a décidé de recommencer il y a trois ans un Bachelor à La Source, dans l’idée de devenir infirmière. «J’effectuais de la recherche dans le cadre d’un doctorat en psychologie, que je trouvais finalement trop éloignée de la pratique. Je souhaitais ainsi me réorienter vers une formation qui me permette de continuer à faire de la recherche, mais appliquée. Celle en sciences infirmières me correspond parfaitement.» Ce choix, la Lausannoise ne l’aurait pas fait si les cours n’étaient pas dispensés à un niveau universitaire. «A la Source, les efforts et les connaissances demandés équivalent à ce que l’Université exige. Après deux ans de pratique, je pourrai ainsi me lancer dans un Master, ou même dans un doctorat. Cette perspective d’évolution au cours de ma carrière me stimule énormément.»
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INTERVIEW

«La prise de conscience du manque d’infirmières arrive très tard»

Trois questions à Véronique Addor, professeure à la Haute école de santé Genève (HEdS-GE) et responsable de l’étude «nurses@work».

Vous venez de terminer le rapport de faisabilité pour l’étude baptisée «nurses@work». Quel est l’objectif final de ce projet d’envergure?

Aujourd’hui, en Suisse, il n’existe aucun registre actif des infirmières qui répertorie les données nécessaires à planifier les ressources humaines en santé. Combien sont en activité? Pendant combien d’années exercent-elles? Pourquoi quittent-elles ou restent-elles dans les soins? L’étude principale, que nous démarrerons en avril 2013, si nous obtenons un subside du Fonds national suisse, serait une première: nous réunirons et analyserons ces données auprès des diplômées en Suisse en 1983, 1988, 1993, 1998, 2003 et 2008. Dans l’étude de faisabilité, nous avons cherché à déterminer s’il était possible d’entrer en contact avec ces infirmières tant d’années plus tard, notamment avec celles qui ne travaillent plus dans le secteur des soins.

Qu’avez-vous conclu?

Ce fut un réel engouement! Nous nous sommes concentrés sur 2 volées de diplômées dans toute la Suisse (1988 et 1998),). Grâce à notre site internet (nurse-at-work.hesge.ch) et à nos partenaires, l’ASI et les employeurs notamment, nous sommes entrés en contact avec le double des participantes attendues! 23 partenaires dont le FNS, l’OFFT, des décideurs politiques, mais aussi l’OMS, soutiennent notre démarche.

Comment expliquez-vous cet intérêt?

Toutes les prévisions émises aujourd’hui sur la pénurie infirmière sont basées sur des hypothèses fragiles. D’autres pays, le Canada notamment, monitorent leurs besoins en infirmières depuis des années. En Suisse, la prise de conscience arrive très tard. Tout le monde, tant les scientifiques que les politiques, réalise qu’il est temps d’obtenir des données concrètes fiables, pour prendre les mesures les plus efficaces, notamment en matière de fidélisation.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères.