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Le corps, une marchandise pas tout à fait comme les autres

Même si le droit ne considère pas le corps comme un objet, des assurances chiffrent les atteintes à l’intégrité physique. Tour d’horizon des prix du marché.

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Dans la série américaine des années 1970 The Six Million Dollar Man, le cosmonaute Steve Austin valait cette somme en raison de ses prothèses bioniques ultra-sophistiquées. Aujourd’hui, un simple corps en chair et en os peut néanmoins atteindre des prix bien supérieurs. Les seules jambes du footballeur portugais Cristiano Ronaldo ont été garanties pour 100 millions d’euros auprès d’une assurance par le Real Madrid. Toujours au club madrilène, le gardien Iker Casillas a couvert ses mains pour un montant de 7,5 millions d’euros.

Vedettes du show-business, chirurgiens ou musiciens classiques ont souvent recours à ces assurances corporelles. En 2006, la presse people annonçait que Mariah Carey avait fait assurer ses jambes pour la somme rondelette de 695 millions d’euros. Un contrat que la star aux «jambes de déesse» signait en parallèle d’un partenariat avec la marque de rasoirs Gillette… Menant sa carrière avec d’autres arguments, Bruce Springsteen a préféré assurer ses cordes vocales pour un montant de 8 millions d’euros.

La mode chez les célébrités d’assurer certaines parties de leur corps remonte aux années 1920, lorsque l’acteur comique Ben «Cross-Eyed» Turpin avait signé un contrat de 20’000 dollars le prémunissant contre un éventuel retour dans l’axe de ses yeux au strabisme convergent. Plus tard, Marlene Dietrich avait fait assurer sa voix pour 1 million de dollars, Bette Davis son tour de taille pour 28’000 dollars…

Les assureurs Lloyd’s de Londres sont les principaux pourvoyeurs de ces polices sur mesure. En 2008, ils ont même inventé une assurance pour le nez de l’œnologue hollandais Ilja Gort. Cette entreprise très discrète refuse d’évoquer ses spécialités dans la presse. Son porte-parole Tom Foxton se contente de dire qu’il s’agit d’une activité «marginale». Les clients qui veulent faire appel aux services des Lloyd’s doivent de toute façon passer par un courtier en assurances, qui joue le rôle d’intermédiaire. Le montant des primes dépend non seulement de la garantie réclamée par la personnalité, mais aussi de critères comme l’âge, l’état de santé et la rareté de la police. «Ces assurances restent réservées à une élite fortunée», explique Sandrine Conti, courtière en assurances à Vufflens-le-Château (VD).

Le commun des Suisses se satisfera, quant à lui, de la réparation versée par l’assurance-accident en cas d’atteinte à l’intégrité physique. Selon l’ordonnance fédérale qui règle ce volet, le dédommagement correspond à un pourcentage du salaire maximal annuel assuré (fixé à 126’000 francs en 2012). Ainsi, on peut recevoir 5% du gain assuré, c’est-à-dire 6’300 francs, pour la perte d’une phalange du pouce ou d’au moins deux phalanges d’un autre doigt. En cas d’amputation d’une main ou de mutilation d’une jambe jusqu’au genou, la somme s’élève à 50’400 francs (40% du gain assuré). La tétraplégie et la cécité totale font partie des atteintes réparées à hauteur de 100% du gain maximal.

L’Iran régule le marché des organes

La transplantation d’organe est un autre domaine dans lequel le corps prend une valeur très concrète. A mesure que la médecine progresse, les besoins en organes augmentent, mais les dons ne suffisent pas à servir toutes les demandes. Selon une étude conjointe des Nations unies et du Conseil de l’Europe, plus de 50’000 personnes attendaient une greffe de rein en Europe en 2007, 4’000 d’entre elles ont péri avant de recevoir l’organe indispensable à leur survie.

L’Iran a innové en 2008 en créant un système unique au monde de marché régulé. Le gouvernement iranien offre 1’200 dollars à des donneurs volontaires de reins, ainsi qu’une couverture médicale complète pendant un an. Les receveurs paient également une somme allant de 2’300 à 4’500 dollars aux donneurs. Grâce à ces dons rétribués, l’Iran satisfait les besoins de sa population en greffes de reins.

De nombreux obstacles s’opposent néanmoins à la généralisation du modèle iranien. «C’est tout simplement contraire au statut du corps, qui ne peut être en tant que tel source de profit, explique Dominique Sprumont, directeur adjoint de l’Institut de droit de la santé de l’Université de Neuchâtel. On craint en outre que l’argent ne pervertisse la liberté de consentir des donneurs potentiels. Les personnes les plus vulnérables et les plus défavorisées de notre société porteraient le fardeau de la pénurie d’organe. Par ailleurs, l’autorisation de vendre des organes pourrait intensifier le trafic.»

Certains transplanteurs arguent cependant qu’un marché surveillé mettrait un terme au trafic. La pénurie de donneurs pousse en effet certaines personnes malades à recourir à ce qu’on appelle le tourisme de transplantation. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime que 10% des 100’000 transplantations annuelles s’effectuent de manière illégale. «Nous rangeons dans cette catégorie toutes les transplantations qui font l’objet d’un échange d’argent, qui sont obtenues sans consentement du donneur ou qui se font hors du système de santé traditionnel», explique le porte-parole de l’OMS Tarik Jasarevic.

Ces trafics sont gérés par des réseaux mafieux, actifs dans les pays les plus pauvres de la planète, en premier lieu en Egypte, en Inde, en Chine et aux Philippines. Ils écoulent tous types de composants humains: foies, cœurs, cornées, matière osseuse, ligaments, sang, ovules, etc. Selon l’étude des Nations unies et du Conseil de l’Europe, une greffe de rein illégale coûte entre 65’000 et 150’000 francs. Les donneurs ne reçoivent qu’une fraction minime de ce prix — 2’500 francs pour un rein en Egypte — quand ils ne sont pas simplement kidnappés et extorqués. «Ces transplantations se déroulent dans des conditions souvent abominables», prévient Dominique Sprumont. Une pratique, aujourd’hui mondialisée, qui jette une lumière particulièrement crue sur les inégalités extrêmes de la valorisation du corps humain.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 4).