KAPITAL

Le potentiel inexploité des autistes

La société et le marché découvrent peu à peu qu’ils pourraient tirer parti d’une particularité des autistes, notamment des personnes atteintes du syndrome d’Asperger: leur extrême méticulosité.

Certains secteurs économiques, surtout l’informatique, ouvrent peu à peu leurs portes aux autistes, notamment aux personnes atteintes du syndrome d’Asperger, dont souffrait entre autres Albert Einstein. Motif: les «Aspies» ont beau avoir du mal avec les interactions sociales et être facilement déstabilisés par les situations imprévues, en matière de persévérance, de méticulosité et d’aptitude à repérer les erreurs ou les anomalies, ils sont très souvent meilleurs que ceux qu’ils surnomment les «neurotypiques» (comprenez: les gens normaux).

Si certains secteurs ont déjà réalisé qu’ils pouvaient tirer profit de ces qualités pour améliorer leurs produits et leurs services, les compétences des Asperger restent largement méconnues et sous-exploitées. C’est ce qu’affirme Judith Sitruk, qui les coache pour qu’ils réussissent leur entrée dans le monde du travail: «Lorsqu’ils ont la possibilité de travailler dans leur domaine d’expertise et de prédilection, et si le cadre tient compte de leurs particularités, ils peuvent abattre des quantités de travail exceptionnelles, avec une qualité remarquable.»

Par ailleurs, le projet Opportunité Asperger de l’association Compagnie des TED à Grenoble, auquel collabore Judith Sitruk, souligne que les secteurs potentiellement «Aspie-compatibles» sont très nombreux: dessin technique, comptabilité, droit, recherche, traduction, traitement du signal, mécanique de précision, contrôle qualité… «J’ai eu l’occasion d’accompagner un apprenti cuisinier autiste, raconte Judith Sitruk. Comme a pu le constater son chef, il était complètement dépassé en cas de «coup de feu», mais capable de confectionner 500 canapés tous identiques et impeccables, et il éprouvait un profond plaisir à le faire.»

Rigueur et perfectionnisme dans un domaine d’élection spécifique sont donc des traits que ces autistes semblent avoir en commun, au-delà de leur individualité. «Le déficit des Asperger, c’est l’implicite, résume Annie Raymond, mère d’un jeune Asperger de 18 ans. Leur besoin d’explicitation est donc absolu. La connaissance hyperdétaillée des systèmes et des règles, c’est pour eux le seul moyen de rendre le monde intelligible et d’avancer.»

Cette particularité serait liée au système cognitif des Asperger: «Le traitement des informations sensorielles est très perturbé chez les autistes, tantôt hypersensibles, tantôt hyposensibles, précise Evelyne Thommen, professeure à la Haute Ecole de travail social et de la santé — EESP — Lausanne. Ainsi, certains autistes peuvent discriminer des éléments que nous sommes incapables d’identifier, comme les quarts de ton en musique, certaines nuances de couleur, ou les figures cachées dans des graphies complexes. Alors que le neurotypique a une pensée globale, en vertu de laquelle le tout est plus que la somme des parties, l’autiste, lui, pense en détails et pour lui, le tout n’est que la somme des parties.»

Autre particularité: les Asperger auraient un déficit de la «théorie de l’esprit». Il leur manquerait donc la capacité d’identifier les sentiments des autres, et donc l’effet qu’ils ont sur eux. Un déficit très handicapant, étant donné l’importance des interactions sociales pour être accepté. Un entraînement spécifique vise à leur faire apprendre par cœur le répertoire des expressions et leur signification respective: regarder son interlocuteur dans les yeux, dire bonjour, bref, «huiler les rouages».

Cette adaptation, qui suppose une impressionnante mémoire à long terme, capable d’emmagasiner une foule de détails, est d’ailleurs sans doute la stratégie compensatrice spontanément adoptée depuis longtemps par les Asperger non diagnostiqués, ayant trouvé leur place dans certaines niches professionnelles. «Ceux qui ont été bien soutenus par un enseignant ou un mentor sans être diagnostiqués font parfois des carrières, dans la recherche ou en indépendants, confirme Evelyne Thommen. Leurs compétences permettent de faire passer au second plan leur inadéquation relationnelle.»

Mais les Asperger qui s’en sortent sans diagnostic, ou les autistes exceptionnellement brillants comme Daniel Tammet ou Temple Grandin, ne doivent pas faire oublier tous ceux qui sont en difficulté aujourd’hui, faute d’avoir été identifiés de manière adéquate. «Actuellement, tous les Asperger adultes ne sont pas employables, souligne Judith Sitruk. Nombre d’entre eux ont eu un parcours difficile. En plus d’avoir vécu le rejet et le harcèlement sans avoir les moyens de se défendre au cours de leur scolarité, ils n’ont pas été soutenus correctement sur la base de leur potentiel et de leurs aptitudes. Ces personnes doivent d’abord se reconstruire.»

De fait, les spécialistes s’accordent aujourd’hui sur les avantages d’un diagnostic précoce permettant de mettre en place une prise en charge individuelle, afin d’identifier le plus tôt possible les potentiels de l’enfant. «Des personnes en souffrance gagneraient à mettre un nom sur leurs difficultés pour mieux évoluer, estime Véronique Zbinden Sapin, professeure à la Haute Ecole fribourgeoise de travail social. Les professionnels, pédiatres et enseignants, psychologues, logopédistes et psychomotriciens travaillant dans les services scolaires, devraient mieux connaître ce syndrome. Sur ce plan, comme pour l’intégration et l’exploitation du potentiel des autistes, le travail à accomplir reste énorme.»

Les parents d’enfants autistes sont très seuls aujourd’hui, et régulièrement confrontés à l’ig­norance et au manque de souplesse de l’environnement médical et scolaire. Résultat: des diagnostics erronés ou tardifs, une pénurie de dispositifs de soutien et la rigidité des institutions éducatives, qui peinent à composer avec ces enfants particuliers.

Pourtant, les autistes de haut niveau ne cessent de marteler la nécessité de les envisager sous l’angle de leur potentiel et non de leur déficit. Sans nous, affirment-ils, les arts et les sciences n’existeraient pas. Comme l’a exprimé Temple Grandin avec son franc-parler légendaire: «Si l’autisme avait été éradiqué de la surface terrestre, les hommes seraient encore en train de bavarder devant un feu de bois à l’entrée d’une caverne.» D’aucuns pensent que même le premier feu, c’est à un autiste que l’humanité le doit.
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Le syndrome d’Asperger en 5 points

– Forme d’autisme sans déficience intellectuelle ni retard de langage, qui fait partie des TED (troubles envahissants du développement).

– Désordre du développement d’origine neurobiologique qui concerne plus fréquemment les garçons que les filles.

– Affecte la manière dont ces personnes interagissent avec les autres.

– Décrit pour la première fois en 1943 par le pédiatre viennois Hans Asperger, remis en valeur par la psychiatre Lorna Wing en 1981 et reconnu officielle­ment en 1994 par le DSM IV (manuel de diagnostic de l’association psychiatrique américaine).

– Prévalence: 1 à 250 pour 10’000 enfants, voire 1 enfant pour 300 selon les estimations.

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Asperger célèbres

Albert Einstein, Glenn Gould, Bill Gates, John Forbes Nash, Wolfgang Amadeus Mozart, Ludwig Wittgenstein, Marie Curie, Georg Mendel, Béla Bartok…

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Entreprises misant spécifiquement sur le syndrome d’Asperger

– Asperger Informatik, Zurich
– Passwerk, Berchem, Belgique
– Specialisterne (DK, GB, CH, IS, A, USA)
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 3).