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Le thé, un marché en ébullition

Les passionnés de thé ouvrent des boutiques spécialisées pour diffuser des «grands crus». Mais cela ne suffit pas toujours à remplir les caisses. Analyse des bonnes et des moins bonnes recettes du secteur.

large140812.jpgCelui-ci développe “des notes fleuries avec une douceur et une longueur en bouche caractéristiques”. Celui-là offre “un contraste intéressant entre des arômes boisés et chocolatés mêlés à des parfums de fruits mûrs” suivi par “un effet rafraîchissant en bouche lorsque s’épanouissent des senteurs fleuries et fruitées de goyave mûre notamment”.

Non, il ne s’agit pas de vin, mais de thé – deux bleu-vert de Taïwan appelés Tie Guan Yin et Bai Hao Wulong, respectivement — disponibles chez TheTeaTee à Lausanne pour le prix d’un bon bordeaux les 100 g. Cette richesse gustative est l’une des raisons du succès du thé haut de gamme, qui séduit un nombre croissant d’amateurs. “On connaît bien le café, alors qu’avec le thé, c’est tout un monde que l’on découvre”, explique Stefan Fraenkel, spécialiste en entrepreneuriat à l’Ecole hôtelière de Lausanne. Comme tout produit gastronomique de luxe, le thé nous plonge dans un univers complexe fait de tradition, amène son propre vocabulaire et exige d’acquérir maintes connaissances pour apprécier pleinement ce qui nous a coûté si cher: les différents types de plantes et de récoltes, les secrets d’une bonne infusion, les différentes qualités…

Le marché se développe et désormais même les petites villes ont droit à leur magasin de thé spécialisé. Ceux-ci se diversifient et proposent en plus des feuilles autant les ustensiles nécessaires à l’infusion — théières en fonte et filtres à eau — que des produits d’épicerie fine, tels ces chocolats au thé vert à 8 francs ou les inévitables biscuits au gingembre. “C’est une stratégie usuelle pour les produits de niche, poursuit Stefan Fraenkel. On scénarise le point de vente autour d’un produit phare unique, comme le thé ou l’huile d’olive, et on en profite pour proposer des produits annexes.”

Seulement les affaires restent dures: malgré son prix élevé, le thé haut de gamme ne génère pas de volumes importants. “Un client n’achète souvent que 2-3 thés pour une vingtaine de francs – alors que pour le vin, il en laissera facilement une centaine, souligne Denis Braunschweig, fondateur de T Fine Tea Trading Company à Gland. Il est difficile d’atteindre un chiffre d’affaires important.” Même la vente à des restaurants n’aide que partiellement, car 1,5 g de thé suffit pour faire une tasse, indique le commerçant.

“Je pense que peu d’entreprises sont vraiment rentables. La plupart du temps, il s’agit de passionnés qui se lancent davantage par amour du produit que pour des raisons économiques. Si le nombre de magasins est en pleine croissance, je doute que le marché suive aussi rapidement.” Les gérants de magasins mettent clairement en avant la proximité avec les producteurs qu’ils disent souvent visiter plusieurs fois par an. Pourtant, la grande majorité passe par des intermédiaires, selon Denis Braunschweig, qui agit comme grossiste pour certains d’entre eux. “Il est quasiment impossible de traiter directement avec les producteurs. Si un gérant se rend sur place, c’est principalement parce qu’il aime le pays. Le plus souvent, il ne pourra ramener avec lui que quelques kilos.” “Il y a encore beaucoup d’efforts à faire pour convaincre les gens d’aller au-delà du sachet, renchérit Denis Braunschweig. De nombreux restaurateurs, par exemple, craignent que le service ne prenne trop de temps. Tant que les clients n’exigeront pas de la meilleure qualité, ils ne boiront que du thé en sachet. Ce qui est dommage.”

Les vendeurs sont nombreux à organiser dégustations et cours sur la préparation du thé et sa culture. S’il s’agit ostensiblement de “partager sa passion” et d’éduquer les foules, l’idée est également de développer le marché en attirant vers ce monde complexe de nouveaux clients potentiels. Car le thé est bien plus qu’une boisson. C’est une histoire, une culture et un rituel, défend Stefan Fraenkel: “Un thé raconte toujours une histoire: sur un haut plateau dans l’Himalaya, des familles traditionnelles de petits paysans cueillent les feuilles à la main et les acheminent à dos de yak. C’est une image d’exotisme et d’authenticité qui se transmet ainsi.”

D’autres modèles se mettent en place. Le lausannois Tekoe, par exemple, s’est distancié du côté luxe pour toucher le plus grand nombre et colonise désormais les plus grandes gares de Suisse romande avec un concept original: le thé de qualité à l’emporter. “C’est ce que j’appelle le fast-good, analyse Stefan Fraenkel. Un produit rapide mais qui semble sain, à l’instar des soup-bars. Cela ne contredit d’ailleurs pas complètement la tradition asiatique, qui a une culture de rue très forte.”

Le thé haut de gamme exige de prendre son temps — il faut chauffer l’eau à la bonne température, laisser infuser le bon nombre de minutes et faire tirer les feuilles plusieurs fois de suite. “Cette lenteur est quelque chose d’intrinsèque à tout rituel, note Stefan Fraenkel. Il s’agit toujours d’une succession d’étapes que l’on apprend petit à petit à apprécier. Importé d’Inde, le tea-time des Anglais accompagne d’ailleurs parfaitement le flegme britannique qui consiste à s’arrêter pour réfléchir avant d’agir.” Si le café est la boisson des décideurs, le thé pourrait bien être celle des penseurs. “Le rituel est une composante essentielle des produits gastronomiques de luxe, affirme Stefan Fraenkel — pensez seulement au cérémonial qui accompagne la dégustation d’une bouteille de vin. C’est pareil avec le thé, devenu un vecteur de la culture orientale qui fascine tellement les Occidentaux.” En buvant un Oolong de 4e grade, on devient un peu Asiatique, un peu zen. Mais on reste épicurien.
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“Il faut avoir de la patience et les reins solides”
Denis Braunschweig, le T Fine Tea Trading Company Company, Gland

Denis Braunschweig, à 40 ans, se lance pour assouvir sa passion: le thé. Il laisse de côté son métier d’informaticien et manager (il avait travaillé chez Landis+Gyr, Agie et Digital) et fonde Le T Fine Tea Trading Company en 1998. Il s’installe à Gland et commence par acheter du thé, d’abord au Sri Lanka et en Chine, puis en Inde, au Népal et au Japon.

“J’ai toujours beaucoup aimé le thé, et un jour, j’ai décidé de passer d’amateur à professionnel.” En plus de la boutique, il développe sa propre marque et devient grossiste pour vendre ses produits à d’autres magasins spécialisés ainsi qu’à des restaurants. Après une dizaine d’années, l’affaire rapporte enfin. “Il faut avoir de la patience et les reins solides, sourit Denis Braunschweig. Pendant longtemps, je n’ai pas su si je pourrais continuer, mais je n’ai jamais hésité, car pour moi il s’agit d’une passion.” Avec raison, il vend désormais ses grands crus aux meilleurs restaurants de Suisse romande — du Lausanne-Palace à L’Ermitage de Montreux en passant par Wenger au Noirmont et De Courten à Sierre.


“Il m’a fallu deux ans et demi de préparation. Et nous refusons toujours de servir les gens pressés”

Tana Azzam, Bonjour/Bonsoir, Genève

Elle nous accueille avec un grand verre de thé froid — infusé pendant six heures avec de l’eau froide. Venue à Genève de Mongolie chinoise il y a plus de vingt ans, Tana Azzam a d’abord travaillé dans l’organisation d’événements artistiques avant d’ouvrir son magasin rue du Stand fin 2009. “Il m’a fallu deux ans et demi de préparation, d’abord pour comprendre comment les Européens boivent le thé et ensuite pour créer un espace sobre, calme, et chaleureux.” Au menu: des grands crus (compter jusqu’à 60 francs les 50 g) ainsi que des galettes de pu-erh, du thé fermenté qui se bonifie durant des dizaines d’années. Elle vend également des théières classiques ou en verre importées de Taïwan. Le magasin est clairement l’incarnation de sa passion. “Nous refusons de servir les gens pressés et je demande toujours d’abord au client ce qu’il connaît du thé. Si nécessaire, je propose une dégustation.” Elle travaille avec des exportateurs chinois pour une partie des produits, l’autre vient directement des cultivateurs. “Il faut entretenir de très bonnes relations sur place”, confie la patronne, qui préfère parler de thé que d’elle-même: “Boire du thé, c’est élégant si on le fait bien. C’est sain, simple et éducatif.”

“Notre projet est parti d’une frustration”
Pierre Maget, Tekoe, Lausanne

Avec leur couleur vert acidulé, difficile de ne pas les remarquer, ces magasins Tekoe qui depuis quelques années pullulent dans les gares de Suisse. Le concept? Proposer du thé chaud de qualité à l’emporter. “Le projet est parti d’une frustration, explique le fondateur Pierre Maget. J’ai toujours été un amoureux du thé et je me suis rendu compte qu’il y avait une niche à développer pour le thé en feuilles.” Il inaugure sa première boutique à la gare de Lausanne en 2004, suivie par celles de Berne, Bâle et Saint-Gall. L’essor continue, avec des ouvertures prochaines à Genève, l’EPFL et — enfin — la gare de Zurich, qui a nécessité des années de négociation. La marque s’est entre-temps internationalisée, puisqu’un premier commerce en franchise s’est ouvert à Milan il y a trois ans et Pierre Maget dit recevoir trois ou quatre demandes par semaine, “non plus seulement d’individus qui voudraient se lancer, mais également de grands groupes de restauration”. Avec ses 60 employés, l’entreprise réalise un chiffre d’affaires de 5 millions de francs par an. “Mon objectif est de désacraliser le thé de qualité et de convaincre les gens qu’il ne s’agit pas d’un objet de luxe, complexe ou difficile à maîtriser. Nous faisons découvrir de nouveaux thés en changeant chaque semaine l’assortiment de nos boutiques.” Grâce à Tekoe (prononcer “tico” et non pas “take-away”), le thé chic est devenu jeune, urbain — et pendulaire.

“Nous avons lancé le thé haut de gamme en capsules”
Eric Favre, Tpresso, Saint Barthélemy (VD)

Il avait inventé Nespresso chez Nestlé — il s’attaque désormais au thé. Avec “Tpresso”, Eric Favre veut “faire pour le thé ce que Nespresso avait fait pour l’espresso”. Le principe: du thé haut de gamme vendu en capsule. Le dispositif se destine aux hôtels cinq étoiles ainsi qu’aux espaces clientèles dans le marché du luxe — la machine vaut plus de 700 francs et ses capsules se vendent entre 1 et 3,5 francs la pièce (pour un thé acheté jusqu’à 2500 euros le kilo, selon Eric Favre). La première boutique a été ouverte en janvier 2011 à Shanghai et comprend comme clients deux Hilton, deux clubs de golf et cinq restaurants. “Notre concept permet d’extraire bien plus finement les arômes du thé, argumente l’entrepreneur vaudois. Nous avons développé une méthode industrielle pour briser les feuilles de thé à froid, ce qui permet d’améliorer sensiblement la qualité et peut ainsi faire passer un thé de grade 4 à un grade 5. Nous l’introduisons auprès des “vignerons du thé” chinois qui nous fournissent.” Aller non seulement vendre du thé chinois à des Chinois, mais en plus leur expliquer comment préparer une théière: il fallait oser.

Avec le thé, le chemin d’Eric Favre croise à nouveau celui de Nespresso qu’il avait créé en 1986 et quitté quatre ans plus tard pour fonder un concurrent. Car la filiale de Nestlé s’est elle aussi lancée dans les capsules de thé en 2010. Différence importante, elle vise le grand public avec des capsules à 40 centimes. “De quoi faire concurrence au thé en sachet, mais pas en feuilles”, conclut Denis Braunschweig de la T Fine Tea Trading Company.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.