Etat de grâce ou effondrement complet: les athlètes doivent composer avec des phases psychologiques extrêmes. Les neuroscientifiques livrent leurs recettes.
En 1971, la Canadienne Penny Werthner battait le record du monde du 1000 m en salle aux Jeux panaméricains de Cali (Colombie). Quarante ans plus tard, l’ex-athlète se souvient très précisément de la course: «C’est comme si j’étais sortie de mon corps. Tout est devenu naturel. Courir ne demandait plus aucun effort. Un sentiment incroyable.» Elle est aujourd’hui psychologue du sport et directrice de l’Ecole de cinétique humaine à l’Université d’Ottawa — et s’intéresse aux phénomènes biologiques qui se cachent derrière ces moments d’état de grâce.
Ces instants où tout semble facile se caractérisent par une concentration absolue et le sentiment d’effectuer de manière automatique des actions maintes fois répétées. Les sportifs parlent du «flow» ou de «jouer dans la zone». Ceux qui l’ont vécu évoquent souvent une notion déformée du passage du temps qui peut s’accélérer ou ralentir. Parfois, certains ne se souviennent de rien. Juste après avoir remporté le 400 m haies aux Championnats du monde de 1993, la Britannique Sally Gunnell raconte qu’elle ne se rappelle «absolument pas avoir franchi la dernière haie».
Cet état si particulier intrigue les scientifiques, qui souhaiteraient pouvoir l’étudier dans un scanner cérébral et aider peut-être les athlètes à le reproduire. Malheureusement, le phénomène est rare: Penny Werthner ne l’a ressenti qu’une fois dans toute sa carrière sportive, Sally Gunnell à deux reprises. La «zone» n’est pas une condition sine qua non au succès: «Beaucoup d’athlètes médaillés olympiques avec qui j’ai collaboré ne décrivent pas leurs performances comme des expériences de flow», note Penny Werthner.
De nombreuses caractéristiques du flow — notamment la concentration et la capacité à rester calme sous pression — constituent des ingrédients de toute bonne performance. Penny Werther entraîne les athlètes à les reproduire en laboratoire, au moyen de techniques basées sur le biofeedback.
Progresser grâce au scanner
Le biofeedback consiste à mesurer des paramètres physiologiques tels que le rythme cardiaque, la respiration, la tension musculaire ou encore l’activité cérébrale et à les afficher au participant en temps réel. En regardant ses propres données évoluer, la personne apprend à modifier son état corporel pour atteindre et maintenir certains niveaux physiologiques et reproduire ainsi un état visé.
Le type de neurofeedback le plus courant fonctionne grâce à l’électro-encéphalographie (EEG) qui utilise des électrodes placées sur le cuir chevelu pour mesurer l’activité proche de la surface du cerveau. La concentration détendue caractéristique de la zone semble être associée aux ondes alpha, des oscillations neuronales d’une fréquence d’environ 10 hertz.
Une nouvelle méthode basée sur l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) fait son apparition. Une étude menée par Takeo Watanabe de la Boston University a montré que des personnes placées dans un scanner qui pouvaient observer en direct l’activité de la zone de leur cerveau responsable du traitement des signaux visuels augmentaient leur performance dans des tâches de reconnaissance optique. Cette découverte publiée dans «Science» fin 2011 suggère que l’IRMf pourrait devenir un outil efficace non seulement pour la rééducation des victimes de lésions cérébrales, mais aussi pour l’entraînement d’athlètes.
Une cible déformée dans le viseur
Mais le neurofeedback est plutôt lent. La stimulation transcrânienne par courant continu (tDCS) constitue une technique prometteuse plus rapide. Lauren Bullard du Mind Research Network à Albuquerque (Etats-Unis) a exposé en 2011 une découverte surprenante dans la revue «Experimental Brain Research». Un courant de 2 milliampères appliqué pendant une demi-heure sur la zone du cerveau associée à la détection visuelle pourrait plus que doubler la rapidité de reconnaissance des objets, tout en induisant l’état de concentration paisible qui caractérise le flow. Selon l’étude, le tDCS rend les neurones plus réactifs aux éléments nouveaux et accélère ainsi la formation de nouveaux circuits dans le cerveau.
Jessi Witt, psychologue à l’Université de Purdue (Etats-Unis), a exploré un autre aspect du flow: la perception déformée. Les joueurs de tennis racontent, par exemple, que les balles ont l’air plus grosses lorsqu’ils les frappent correctement. Le groupe de la psychologue a tenté d’inverser la situation en installant des disques lumineux autour d’un trou de golf afin de tirer parti d’une illusion d’optique bien connue. Des petits cercles lumineux font paraître le trou plus grand, en comparaison, des grands cercles le rapetissent. Résultat: les golfeurs ont enregistré un taux de réussite environ 10% plus élevé lorsque le trou avait l’air plus grand. Autrement dit, le simple fait d’imaginer la cible plus grande qu’elle ne l’est améliore réellement la performance des athlètes.
La science du petit-bras
Si le flow peut amener la victoire, un blocage mental peut signifier la défaite. Connu sous le nom de «choke» en anglais (étouffement), l’effondrement soudain des performances d’un athlète qui craque sous la pression est souvent présenté comme l’antithèse de la zone. Le sportif devient trop cérébral: il commence à trop réfléchir à ses actions jusqu’à ce que ses automatismes disparaissent pour de bon — et avec eux, la performance. Un exemple connu est la défaite de Jana Novotna en finale de Wimbledon en 1993, qui s’est complètement effondrée suite à une double faute commise à 6-7, 6-1, 4-1 (40-30) — à 5 points du match.
En 2011, la chercheuse Marci DeCaro des Universités de Miami et Vanderbilt ont décrit dans le «Journal of Experimental Psychology» comment l’environnement d’un athlète peut entraîner un blocage psychologique. Les scientifiques ont reproduit en laboratoire une situation de forte pression: ils ont confié un exercice à des étudiants en leur disant que leur performance serait filmée et montrée à d’autres étudiants et à des professeurs. La tâche qui consiste à catégoriser des objets s’exécute le mieux de manière machinale. «Dans la situation de stress, les performances étaient moins bonnes que d’habitude, commente Marci DeCaro. Les participants semblent avoir trop réfléchi lorsqu’ils se sentaient observés.» La scientifique a également noté différents types de pression: amplifier l’enjeu d’un exercice — en promettant une récompense liée au résultat — ne détériore pas la performance dans une activité machinale, mais devient un obstacle pour des tâches exigeant de suivre une séquence précise avec des règles strictes.
Une chanson contre le stress
Marci DeCaro propose une parade. Une petite distraction — par exemple devoir presser un bouton à chaque fois qu’un «S» apparaît à l’écran — aide les participants à maintenir leur niveau de performance. Bien que cette conclusion n’ait pas été testée en conditions réelles, elle estime que le principe devrait rester valable pour chasser chez des athlètes des pensées trop présentes. «Vous pouvez chanter une chanson ou compter à l’envers», suggère-t-elle.
Robin Jackson, un psychologue du sport à l’Université Brunel de Londres, est parvenu à des conclusions similaires en 2006. Des joueurs de football devant dribler entre des cônes étaient moins performants s’ils réfléchissaient à leur technique que s’ils gardaient des pensées plus stratégiques — comment négocier au mieux le parcours en son entier. Pour le chercheur, un footballeur qui doit tirer un penalty ferait mieux de se concentrer sur le gardien que sur la balle.
Les athlète d’élites développent leurs propres mécanismes pour gérer une pression intense, poursuit Robin Jackson. Un joueur de golf peut, par exemple, porter son attention sur ce qui est écrit sur la balle. De plus en plus d’athlètes font désormais appel aux services de professionnels — des coachs mentaux. Pour le chercheur, le monde du sport a enfin réalisé qu’il est possible d’utiliser ce que l’on sait du cerveau afin d’améliorer les aptitudes, l’endurance et finalement les performances des athlètes — même sous pression.
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Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.