KAPITAL

Jura: le Federer de la machine à café

Leader mondial dans le haut de gamme, la PME soleuroise accélère sa mue pour résister au franc fort. Elle s’appuie notamment sur la renommée de son ambassadeur, Roger F. Visite.

La petite commune de Niederbuchsiten, dans le canton de Soleure, semble vouée au culte de Roger Federer. On y trouve par exemple le seul «Walk of Fame» dédié à la star, où l’on peut se faire tirer le portrait aux côtés de sa reproduction en carton. Pourtant, le tennisman n’y est pas né et ne s’y rend que rarement. L’explication est ailleurs: depuis 2006, la marque de machines à café automatiques Jura, champion industriel local, a fait de lui son ambassadeur.

Pour renforcer sa visibilité à l’étranger, la société mise sur les valeurs rassurantes du tennisman — élégant, précis et moins «canaille» que George Clooney, égérie des capsules du concurrent Nespresso. Contrairement au sextuple vainqueur de Wimbledon, la firme n’entend en revanche pas céder son rang de numéro un mondial dans les machines automatiques haut de gamme, dont le prix d’entrée avoisine les mille francs.

Avec plus de 280’000 unités écoulées dans une cinquantaine de pays l’an passé, Jura symbolise une industrie suisse qui réussit à s’imposer à l’échelle globale dans un secteur très concurrentiel. Grâce notamment aux exportateurs de machines, le café dépasse même le chocolat ou le fromage dans l’économie suisse, à près de 1% du PIB.

Mais des nuages assombrissent l’horizon de la société. Comme d’autres PME suisses, l’entreprise est confrontée à un choix qui se résume en une formule: sous la pression du franc fort, sortir des frontières ou péricliter. En 2011, malgré des ventes de machines en hausse, Jura a ainsi dû enregistrer une diminution de 5% de son chiffre d’affaires, à 352 millions de francs. La faute à des frais élevés, payés pour moitié en francs suisses: «Cela va devenir vraiment dur pour les sociétés qui ne deviennent pas globales», souligne le directeur de la marque depuis deux décennies, Emanuel Probst.

Lui a déjà choisi. Sur ses 630 employés, ils ne sont plus que 270 à travailler au pied du Jura. «Nous ne créons plus d’emplois en Suisse, où nous conservons les fonctions vitales. Mais nous avons engagé une dizaine de personnes dans nos nouvelles filiales en France et en Australie, ouvertes au début de l’année.» Des forces actives dans le marketing et la vente, car Jura ne produit rien elle-même: la réalisation des machines conçues à Niederbuchsiten est confiée au géant thurgovien Eugster/Frismag, présent en Suisse, au Portugal et en Chine, qui fournit également Nespresso.

«Il y a six mois, nous avons commencé à fabriquer des machines exclusivement dans la zone euro», explique Emanuel Probst. Une décision qui ne s’est pas prise dans l’urgence, assure le directeur. «Nous l’avons amorcée il y a quatre ans, lorsque le franc suisse avait déjà subi une baisse en regard de l’euro. Il faut faire face à une tendance de fond: la nouvelle mondialisation des PME, qui se contentaient jusqu’à présent d’exporter leur production locale.»

Pour franchir le seuil symbolique des 300’000 machines vendues cette année, Emanuel Probst s’attend notamment à une forte croissance en France: «C’est le pays qui affiche le plus de potentiel, devant les Etats-Unis et le Brésil.» La crise européenne semble renforcer l’addiction du Vieux Continent au café: «Même l’Allemagne, notre premier débouché, garde un potentiel de croissance. En fait, seul le marché suisse est véritablement saturé.» Les clients nationaux ne représentent aujourd’hui plus que 13,4% des ventes de ce fleuron helvétique fondé en 1931.

Pour Chahan Yeretzian, professeur de chimie à la Haute Ecole de sciences appliquées de Zurich et spécialiste du café, Jura prend le bon chemin: «Ils sont déjà bien positionnés sur les grands marchés, notamment aux Etats-Unis. Comme Nespresso, ils travaillent avec un ambassadeur global et sous-traitent la réalisation de leurs machines.» Un désavantage potentiel certes, car «le contrôle est toujours meilleur quand tout est produit à l’interne. Mais Emanuel Probst a une très bonne vision du marketing, il n’est pas plongé dans les boulons.»

Au début des années 1990, Jura était une société un peu ronronnante tournée vers le marché intérieur, produisant, outre des machines à café, des fers à repasser, des toasteurs ou encore des éléments pour radio.

L’arrivée d’Emanuel Probst a marqué un tournant: «Nous avons fait un pari en nous concentrant sur les seules machines à café automatiques, raconte le directeur. Il fallait choisir un marché de croissance et d’exportation, à une époque où Starbucks n’avait pas encore répandu mondialement la culture du café.»

La Suisse se profile en quelques années comme le plus grand fabricant mondial de machines à café automatiques. «Il y a vingt ans, sur 200’000 machines automatiques produites au niveau global, 110’000 étaient suisses. Tous les fournisseurs se trouvaient dans le pays, qui concentre encore aujourd’hui un véritable savoir-faire industriel.» Des compétences à l’origine du succès de Jura: «Pour devenir un global player, il faut compter sur un marché domestique solide, avec une concurrence féroce mais saine.»

Emanuel Probst aime faire la comparaison avec le marché automobile: «Les constructeurs allemands se sont imposés parce qu’ils étaient pionniers dans l’innovation, portés par leur marché intérieur.» Le directeur pousse la comparaison plus loin: «Nous voulons être assimilés à la BMW du café. Notre culture d’entreprise et notre design sont clairement Swiss made, sélectifs, véhiculant des valeurs d’ingénierie aboutie et de fiabilité.

Une comparaison qui prend tout son sens si l’on observe la géographie de l’industrie des machines à café automatiques, divisée par les Alpes: d’un côté, les poids lourds transalpins Saeco et De’Longhi, numéro un mondial toutes gammes confondues; de l’autre, les firmes suisses Jura, Schaerer ou encore Franke. «Le modèle italien consiste à baisser les prix et miser sur le volume. Nous luttons pour maintenir notre position de leader de la machine premium.»

Jura entend notamment renforcer sa présence sur le marché professionnel, celui des grandes entreprises et de la restauration, pour lesquelles elle a lancé une nouvelle gamme: «Nous voulons doubler notre chiffre d’affaires dans ce domaine.» Une tâche qui s’annonce ardue, estime le professeur Chahan Yeretzian: «Il y a maintenant beaucoup de concurrence autour de ce marché dominé par la marque suisse Franke, que Jura et Nespresso aimeraient s’approprier.»

La référence à Nespresso revient souvent dans la discussion: «Ils ont eu une histoire incroyable, mais c’est une tout autre philosophie. Nous proposons un système ouvert, qui ne choisit pas les grains à la place du client», souligne Emanuel Probst, avant d’aller chercher un grand sac en plastique. Les capsules roulent sur la table. «La question des déchets est très critique. Pour nous, les capsules constituent un business model du passé. Ce n’est pas l’avenir que nous voulons pour nos enfants.»

Le futur immédiat de Jura, lui, dépend notamment des décisions de la Banque nationale. Au taux de change actuel, l’entreprise doit accélérer son implantation hors de Suisse. Emanuel Probst y voit une menace pour toute l’industrie: «Il n’y a pas une crise de l’euro, mais une crise du franc suisse, qui est surévalué vis-à-vis de toutes les autres grandes devises du monde. Notre monnaie n’est plus en corrélationavec la réalité. Il faudrait au minimum un euro à 1,35 franc. A 1,20 franc, c’est une demi-catastrophe, mais une catastrophe tout de même.»
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo.