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Les démons du passé hongrois ressurgissent

La Hongrie s’isole, adoptant des lois xénophobes. L’exemption fiscale des chiens de race hongroise en est la dernière illustration tragicomique. Perspective historique.

large230112.jpgQuelle avalanche! Depuis quelques jours, les qualificatifs les plus sévères s’abattent sur la Hongrie et son premier ministre. Dérive autoritaire, démocrature, fascisme rampant, racisme purulent. Il fallait que l’Union européenne, dont le pays est membre depuis huit ans, fasse quelque chose. Alors, Bruxelles a décidé d’intervenir.

Pour sauver des médias condamnés au silence? Pour secourir des Roms menés à coups de trique? Pour faire taire les nostalgiques de la Grande Hongrie? Mais non! Vous n’y êtes pas du tout: ce qui irrite Barroso et ses amis, c’est avant tout la perte d’indépendance de la Banque centrale hongroise. Seules les entraves au néolibéralisme financier semblent faire bouger la Commission de Bruxelles. Chacun reste maître chez soi, à condition de ne pas toucher à la déréglementation des finances imposée par la Banque mondiale, le FMI, le G8, le G20 ou Merkozy.

Plutôt que de crier au loup à l’unisson, penchons-nous plutôt sur l’histoire de ce pays aujourd’hui diabolisé. Rappelons d’abord que l’Union européenne existait déjà lorsque la Hongrie, comme les autres satellites de Moscou, a été libérée quasi miraculeusement de l’étreinte soviétique. A ce moment-là, loin de proposer l’aide d’experts en création d’entreprises ou de conseillers en administration locale, l’Occident s’est borné à délocaliser ses propres entreprises pour profiter des bas salaires de l’Est.

Les ouvertures d’immenses supermarchés proposant l’utile mais aussi le superflu et le clinquant se sont multipliées. Des réseaux bancaires, dispensant des crédits séduisants, ont fait miroiter à des novices du capitalisme qu’un emprunt en francs suisses valait mieux qu’un emprunt en monnaie de singe. Sans préciser que les salaires, eux, continueraient d’être versés en monnaie de singe…

Aujourd’hui, le bilan est accablant: les Hongrois sont massivement endettés en francs et en dollars, pas en forints. Faut-il dès lors s’étonner que 60% de la population affirme regretter l’époque communiste?

Le marasme actuel ne constitue que le dernier épisode en date d’une histoire particulièrement dramatique depuis l’apparition des mouvements nationalitaires au début du 18e siècle. La chute du régime féodal, emporté par la Première guerre mondiale, a conduit à un traumatisme durable des Hongrois, comme le relate brillamment l’écrivain Miklós Bánffy dans la Trilogie transylvaine.

En 1920, le démembrement du pays imposé par le traité de Trianon laissa ses habitants dans le désarroi le plus total. La Hongrie perdait subitement les deux tiers de son territoire: sur les dix millions de Magyars, un tiers se retrouvèrent en Tchécoslovaquie, en URSS, en Roumanie ou en Serbie.

Héritage de cette période, la revendication irrédentiste a parcouru tout le 20e siècle, allant jusqu’à soutenir l’indéfendable: l’alliance avec Hitler, qui permettra au gouvernement fasciste de l’amiral Horthy de récupérer une bonne partie des territoires perdus, de la Slovaquie méridionale en 1938 au Banat serbe en 1941. Récupération doublée de massacres de masse et de transferts de populations: les descendants des Roumains de Cluj expulsés par dizaines de milliers vers le sud portent toujours ce souvenir douloureux en eux.

Le traité de Trianon en 1920 ne se résume donc pas à une injustice. Quand Viktor Orban et ses amis dénoncent le traité, ils sautent à pieds joints sur les crimes de Horthy, des Croix-Fléchées et des nazis hongrois. En reconstruisant le passé horthyste sous une forme mythique et glorieuse, le chef du gouvernement se place sous l’héritage de la Grande Hongrie reconstituée grâce aux nazis. Ce simple élément est déjà grave en soi. Mais il y a pire.

Quelques jours avant Noël, le quotidien Le Monde signalait que le parlement hongrois venait de décider de la fiscalité des chiens. La majorité d’entre eux seraient soumis à l’impôt. Mais, outre les chiens d’aveugle, ceux de race authentiquement hongroise se verraient exemptés de toute taxe. Qu’un parlement légifère de manière raciste sur les chiens dépasse probablement tout ce que les députés les plus vicieux ont pu imaginer. Cela relève plus de la maladie mentale que du simple traumatisme.

Dans les années d’après-guerre, encore lourdement marquées par les ethno-nationalismes et le racisme, un livre aujourd’hui oublié était à la mode. Il s’agit de l’«Analyse spectrale de l’Europe», écrite par un aristocrate letton, Hermann von Keyserling. L’auteur, ami de Gustav Jung, passait en revue les peuples européens selon des critères psycho-pathologiques qui lui semblaient caractéristiques.

Son étude dépasse les clichés comme la légèreté française ou le romantisme des Italiens. Selon l’ouvrage, des peuples entiers peuvent occasionnellement être frappés de maladies mentales, telles que la schizophrénie ou la paranoïa, contre lesquels il s’agit de recourir au traitement adéquat. La Hongrie d’aujourd’hui, dont la population accepte benoîtement que l’on privilégie les chiens de race hongroise, est malade. Ses dirigeants l’entraînent vers une impasse dramatique. Elle mérite notre pitié plus que nos insultes. Mais d’où viendra l’électrochoc salvateur?
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