Les tourmentes financières ambiantes illustrent à merveille le phénomène de l’autoréalisation: de l’événement qui se produit par lui-même, comme un grand. Notre chroniqueur décode.
S’il est un mot qui fait charnière entre l’année dernière et celle-ci, c’est bien «autoréalisateur» en tant qu’adjectif, avec ou sans trait d’union entre ses deux éléments constitutifs, que Le Petit Robert ferait bien d’accueillir dans ses prochaines éditions. Ce vocable triomphe en effet massivement sur la scène planétaire actuelle.
Avec lui, nous sommes au point final d’un processus imaginé voici plus de deux millénaires par le Syrien Lucien de Samosate, rhéteur et satiriste émérite, qui rédigea «Les Amis du mensonge, ou l’Incrédule» pour vilipender les philosophes de son époque excessivement obsédés par le surnaturel. Une œuvre assez visionnaire pour que Goethe en reprît la trame avec son fameux «Apprenti sorcier», publié juste avant la fin du XIIIe siècle.
Mais trêve d’évocations liminaires. Définissons le terme en suggérant que l’autoréalisation d’un phénomène, c’est le fait qu’il advienne sans élément causal extérieur direct. Aucune décision, ni même aucun facteur précis, ne le suscitent en tant que tel. Il s’enclenche lui-même. Conséquence: il se développe aussi suivant ses propres normes, en échappant largement aux tentatives de contrôle exercées sur lui.
Dans ce sens, la notion de la «machine infernale» et celle du «cercle vicieux» sont cousines de l’autoréalisation. Le domaine de la finance internationale l’aura spectaculairement illustré ces derniers mois, où chacun des communiqués d’avertissement publiés par des agences de notation comme Fitch ou Standard & Poors provoqua sans faillir l’aggravation d’une débâcle monétaire et politique dans les régions concernées, notamment en Grèce, évidemment.
A ce stade le mécanisme est simple: si je te dis que tu pourrais tomber malade, au conditionnel, eh bien tu tombes effectivement malade.
Or l’autoréalisation déborde aujourd’hui largement tel ou tel champ des activités humaines. Elle les englobe tous et les surplombe, voire les détermine avec une souveraineté croissante.
Le réchauffement climatique en est un symptôme mais aussi la dégradation des espaces vitaux sur la planète, la réduction des patrimoines génétiques, la raréfaction des variétés animales et végétales, ou la dynamique même de maints processus engagés par nos soins mais qui nous échappent de plus en plus — comme l’accélération de nos comportements individuels et collectifs, par exemple.
C’est le paradoxe ultime de notre espèce, qui se donne tous les pouvoirs pour dominer le monde, mais en commençant soigneusement par ceux qui menacent sa propre survie. Drolatique, vu de loin.