LATITUDES

Sur les traces du tempo perdu

Tout s’accélère, y compris les cadences de la musique classique. En réaction, les musiciens du mouvement Tempo giusto ralentissent leurs interprétations. Ils sont contestés par les membres des académies. Débat.

«Il est stupide de boire un verre de vin trop vite… comme il est bête de jouer Mozart trop rapidement.» Uwe Kliemt, pianiste, fait partie d’un nombre croissant de musiciens estimant que les morceaux du répertoire classique sont interprétés à trop vive allure. Originaire de Hambourg en Allemagne, ce concertiste et enseignant est l’un des principaux tenants d’un mouvement appelé Tempo giusto («le tempo juste»), qui prône une pratique peu courante chez les solistes et les chefs d’orchestre contemporains: jouer lentement.

«Les œuvres sont aujourd’hui interprétées à une telle vitesse qu’à l’oreille, toutes les notes se chevauchent», dit Uwe Kliemt, chantonnant en guise d’exemple une version express de la célèbre Marche turque de Mozart. L’approche du pianiste est radicalement différente: «Je prends le temps d’articuler la musique, de révéler des détails internes à l’œuvre qui sont d’habitude joués si vite qu’on ne les entend pas. En moyenne, je ralentis de 60% le tempo par rapport aux autres professionnels. Il ne faut pas non plus que cela devienne trop lent, au risque d’être ennuyeux.»

D’après les adhérents du Tempo giusto, la cadence a excessivement augmenté à au début de l’ère industrielle, au moment même où l’obsession moderne de productivité gagnait les esprits des entrepreneurs. Le dogme de la vitesse s’est alors imposé dans l’enseignement musical, séparant la danse de la musique, deux activités autrefois intimement liées. «Au temps de Mozart, la musique était souvent écrite pour la danse et prenait une allure humaine, considère Uwe Kliemt d’une voix limpide, mais étonnamment véloce pour une personne prônant la lenteur. C’est au XIXe siècle que la virtuosité a commencé à être associée à la rapidité du jeu et à l’excellence technique.»

De Bach à Chopin, en passant par Schubert, il n’existe bien sûr aucun enregistrement pour entendre le tempo auquel les œuvres des grands compositeurs étaient jadis interprétées. Mais Uwe Kliemt s’appuie sur des preuves écrites: «Dans une lettre datée de 1876, le pianiste virtuose Franz Liszt marquait qu’il lui a fallu près d’une heure pour achever la sonate Hammerklavier de Beethoven. Les musiciens contemporains la survolent en 35 minutes seulement.» Les compositeurs de l’époque n’ont-ils pas laissé d’indications de tempo sur les partitions? Pas vraiment. Le plus souvent, le tempo était marqué à l’aide d’expressions sujettes à interprétation, telles que «lento», «moderato» ou «presto».

Les notations exactes basées sur le va-et-vient mécanique des métronomes n’ont été ajoutées que dans un deuxième temps, par leurs disciples. «On arrive à des cadences insensées en suivant les indications métronomiques, parfois tellement rapides qu’il est littéralement impossible de les exécuter», relève Uwe Kliemt. Lui même évoque la thèse du musicologue hollandais Willem Retze Talsma, selon laquelle ces notations seraient interprétées à tort de manière systématique. Chaque note devrait non pas correspondre à un seul battement de pendule, comme le veut la pratique courante, mais à un aller-retour complet. La musique serait donc jouée deux fois trop rapidement.

Cette position extrême n’est de loin pas partagée par tous les musiciens. Leila Schayegh, professeur de violon baroque à la Schola Cantorum de Bâle, exclut par exemple une erreur aussi importante de la part des interprètes de notre époque, tout en reconnaissant que les tempi indiqués semblent parfois excessifs. «Nous manquons d’une bonne explication pour ces tempi, révèle Leila Schayegh. Je crois toutefois qu’au contraire, nous jouons aujourd’hui trop lentement.» Comment, dès lors, expliquer la lenteur apparente de Franz Liszt? «Les musiciens prenaient d’énormes libertés à son époque, constate la musicienne. Liszt a peut-être interprété Beethoven d’une manière très personnelle, ce qui ne veut rien dire sur les intentions réelles du compositeur.»

Lenteur, une pratique tabou

Aurélien Azan Zielinski, chef d’orchestre et professeur à la Haute école de musique de Lausanne (HEMU), souligne lui aussi le caractère marginal du Tempo giusto. Il explique l’approche moins radicale qu’adoptent traditionnellement les chefs d’orchestre pour déterminer leur cadence: «Le tempo en musique équivaut à la toile en peinture et au terrain en architecture: il est décisif pour donner du corps à l’œuvre. Les annotations métronomiques sont prises comme des indications et non des impératifs. Les chefs d’orchestre en dévient toujours un peu, chacun à leur manière, en allant plus ou moins vite. Une chose est sûr: ils ralentissent tous avec l’âge.»

Il existe en outre quelques règles dont l’usage est communément admis. Un gros orchestre doit par exemple jouer plus lentement qu’un petit, afin que la multiplicité des sons générés soit mieux perçue. «Les orchestres massifs du début du XXe siècle, avec plus de 100 musiciens, avaient un tempo plus lent, explique Aurélien Azan Zielinski. On en revient aujourd’hui à des formations plus petites et donc plus véloces, principalement en raison des limitations de budget.» L’acoustique du lieu joue aussi un rôle essentiel dans le choix de la cadence. Quand la salle résonne beaucoup, comme dans une église, il vaut mieux ne pas jouer trop rapidement, pour éviter que les sons successifs ne se mélangent et que la musique ne se transforme en soupe sonore indistincte.

«La majorité des chefs d’orchestre, des critiques et des académiciens qualifient d’absurde notre pratique du Tempo giusto, s’étonne Uwe Kliemt. On m’a même refusé la location d’une salle au conservatoire de Hambourg, dans laquelle je souhaitais donner un séminaire et un concert. Je ne cherche pourtant pas à être doctrinaire et veux juste ouvrir une discussion. Il y a de la place pour la diversité.» Selon le concertiste, le grand public, au contraire, est en général ravi de pouvoir enfin distinguer les notes et le rythme quand la musique est jouée plus lentement.
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Le mystère des 120 battements minute

La cadence des chansons du hit-parade a étonnamment stagné pendant les 50 dernières années. Selon une analyse réalisée par deux étudiants de l’Université Rutgers aux Etats-Unis, le tempo du Top 10 hebdomadaire américain entre 1960 et 2010 s’est maintenu autour de la valeur moyenne de 119,8 battements par minute (bpm). Les tempi des milliers de morceaux ont automatiquement été extraits grâce à des logiciels développés par la société The Echo Nest, leader mondial de l’analyse musicale informatisée. «Il n’y évidemment pas de recette magique pour le succès d’une chanson, mais un tempo de 120 bpm semble déjà augmenter ses chances», commente Tristan Jehan, fondateur de The Echo Nest à Boston.

Si la cadence des hits semble rester constante, certains genres musicaux ont récemment subi une décélération: «C’est clairement une tendance dans la musique de boîte de nuit, affirme Joe Muggs, contributeur régulier à The Wire, un magazine britannique de référence dans le domaine des musiques d’avant-garde. Le phénomène touche la Techno et la House, mais aussi le Dubstep, où certains artistes sont passés de 140 à 85 bpm.» Selon lui, la musique a d’abord accéléré à l’approche de l’an 2000, sous l’influence d’une sorte d’élan général de la fin du millénaire et des nouvelles technologies digitales. D’où l’essor des styles musicaux ultra-rapides tels que la Drum and Bass. La nouvelle décennie est quant à elle marquée par un retour à des musiques plus accessibles, faciles à danser et favorisant le contact social à l’intérieur des clubs.

Le Hip Hop connaît lui aussi une forme de ralentissement: le Chopped and Screwed. Cette technique de mixage des morceaux de rap consiste à radicalement freiner la cadence à 60 bpm (screwed) et hachurer certains passages (chopped) sur des platines. Elle a été inventée sur la scène Hip Hop de Houston, au Texas, par un DJ shooté au sirop contre la toux, un produit connu pour provoquer un effet de somnolence. Ce style ramolli de Hip Hop s’est fait connaître après l’an 2000 et a influencé de nombreux artistes, dont la chanteuse de R&B Ciara. Certains rappeurs ont commencé à mettre en vente, en parallèle à leurs albums traditionnels, des versions Chopped and Screwed. Une musique à deux vitesses est née.
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères (no 2).