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Jamais sans mon ordi

Dans cette école québécoise, les élèves apprennent tout en réseau, en utilisant laptop, blogs et vidéo. Une approche qui stimule leur créativité et l’esprit d’équipe, et dont la Suisse ferait bien de s’inspirer. Reportage.

large300911b.jpg«Réaliser un film, c’est le fun!» En plein cours de français, Jérémie Côté, 16 ans, ne peut cacher son excitation face à ce nouveau projet: la réalisation, de A à Z, d’un court métrage. «Je suis super content, j’adore le théâtre et le cinéma, j’attendais ça depuis longtemps!» Dans cette école publique de la banlieue aisée de Québec, les élèves ne quittent jamais leur ordinateur et apprennent quotidiennement les maths, le français, les sciences et autres branches en s’appuyant sur l’internet et divers logiciels. Cette méthode d’apprentissage, baptisée Protic, fonctionne depuis quinze ans.

Pas d’interdits ni de méfiance vis-à-vis des blogs ou des réseaux sociaux: l’approche Protic mise sur l’encadrement. «Sensibilisé depuis l’âge de 12 ans, l’élève développe une culture technologique saine, estime Jean-Philippe Caron, directeur adjoint de l’école. Bien utilisé, l’internet représente un outil de recherche et de communication extraordinaire, même pour les enfants. Un enseignant vient par exemple de proposer de créer un cercle de lecture sur Facebook.»

Au-delà de l’accès à l’ordinateur, ce programme remet en question le modèle traditionnel de l’enseignement, où le professeur donne son cours face aux écoliers, censés écouter passivement ses propos. «Dans notre approche, les élèves doivent se montrer proactifs, poursuit Jean-Philippe Caron. Les exigences sont élevées. Pour réussir ils doivent constamment faire preuve de dynamisme et d’initiative.»

Dans cette classe de l’école des Compagnons de Cartier, les élèves sont assis par groupes de quatre au minimum, les uns en face des autres — certains tournant donc le dos à l’enseignant. «Cette disposition encourage à la coopération. En fait, nous favorisons le développement de qualités entrepreneuriales chez nos jeunes, telles que la capacité à trouver des solutions par soi-même ou à travailler en équipe. L’objectif étant de les mettre en situation de vie réelle, pour les préparer, au mieux, au monde du travail.» En 2002, une étude de l’Université québécoise Laval a d’ailleurs conclu que les élèves ayant suivi leur formation à Protic manifestaient des taux de réussite plus élevés dans la suite de leur parcours.

«Je me sens bien à Protic, confie Tristan Dogger, 16 ans lui aussi. J’ai plus de liberté dans mes projets: pour un exposé, je choisis si je le présente sous forme de PowerPoint ou de vidéo par exemple. On parvient à réaliser des choses très complexes mais stimulantes. J’aime bien me sentir autonome. En allant chercher moi-même l’information, je pense mieux la retenir.»

D’un ton très mature, son camarade Pierre-Etienne Marcoux dit apprécier l’entraide avec ceux qu’il désigne comme ses «coéquipiers». «Grâce à l’ordinateur, nous pouvons facilement échanger nos idées ou partager des explications. Lorsqu’on est une équipe, on veut aider les autres.»

Cette autonomie se manifeste également dans la liberté de mouvement accordée aux élèves. Ils se lèvent, se réunissent et rient aux éclats en imitant les personnages qu’ils incarneront sur le tournage. «On ne ressent pas la pression des règles et des interdits, s’accordent à dire les ados. C’est le fun d’apprendre à Protic.»

Au cœur de cette joyeuse agitation, Martin Bélanger, enseignant de français et d’histoire, barbe et cheveux milongs, circule à travers les tables pour répondre aux questions. Les élèves le tutoient, lui demandent son avis, et il écoute le leur. «Je me considère davantage comme un “coach”, un partenaire d’apprentissage pour eux. Je leur propose des projets, parfois de longue haleine, qui vont leur demander d’être imaginatifs et de se répartir les tâches au sein de l’équipe.» Travail en réseau, gestion du planning en ligne, rédaction de texte à plusieurs, l’ordinateur rend ces activités réalisables.

Et les ados, initiés tôt à la technologie, maîtrisent parfaitement les logiciels sophistiqués. «Très habiles, ils apprendront seuls, en allant chercher comment faire, à monter leur film.» Ce projet se conclut par un festival en fin d’année, auquel tous les élèves du programme viendront assister dans leurs plus beaux vêtements. «La compétition les stimule et les encourage à se dépasser.»

Ancienne élève à Protic, Marie-Desneiges Hamel effectue en ce début septembre un stage dans une classe de première année aux Compagnons de Cartier. «Quand j’ai commencé l’université, j’ai remarqué l’avance que j’avais sur mes camarades provenant d’autres écoles. J’écrivais davantage et plus vite, j’organisais mieux mes idées, et les gros projets ne me faisaient pas peur. Ces compétences n’apparaissent pas dans les bulletins, mais sont très utiles pour affronter la vie professionnelle.»

Située dans un quartier résidentiel bien tranquille, où le ronronnement des 4×4 des parents venant déposer leurs enfants se mêle au chant des oiseaux, l’école des Compagnons de Cartier est considérée comme pionnière en matière d’intégration des technologies. En Amérique du Nord, la pratique se répand, mais reste fortement débattue. La baisse des compétences orthographiques est surtout pointée du doigt. «C’est faux, assure l’enseignant Martin Bélanger. En soulignant une faute grammaticale, le correcteur va encourager l’élève à réfléchir à la règle, au moment même où il en a besoin, et la mettre directement en pratique. Et ils écrivent beaucoup plus, certains de leurs textes sont publiés sur un blog; le fait d’être lus par des pairs, de recevoir des commentaires, les stimule à bien faire.»

Les ados ne sont-ils pas tentés de surfer, voire de jouer en ligne, pendant les cours? «On nous demande beaucoup. On comprend bien vite que si l’on ne travaille pas en classe, on devra terminer à la maison, ou alors on ne réussit tout simplement pas», lance avec beaucoup de sérieux Valérie Lapointe, du groupe de quatrième année. Le travail en équipe incite également à la tâche. «Si on ne s’applique pas, on pénalise nos coéquipiers, et ensuite personne ne voudra de nous dans son groupe!»

Sur les cinq années de formation, les deux premières comportent davantage de conférences et d’ateliers autour des dangers de l’internet et de la recherche d’informations sur des sites fiables. «Progressivement, on comprend que l’ordinateur est un outil de travail, explique le jeune Pierre-Etienne Marcoux. Je surfe un peu le soir à la maison, lorsque j’ai fini mes devoirs.»

«Ce programme, et la liberté qu’il nous accorde, nous responsabilise, résume Jérémie Côté, l’adolescent amateur de théâtre. L’ordinateur nous permet de relever des challenges. Mon équipe et moi voulons vraiment réaliser un bon film; pas forcément pour gagner l’un des prix, mais pour être fiers de nous.»
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Une version de cet article est parue dans L’Hebdo (numéro spécial 30 ans).