«En tant qu’artistes, nous sommes à la merci des autres pour réussir ou manquer notre vie.» A l’heure du marketing, du self-branding et du réseautage, cette citation du peintre anglais Norman Reid sonne d’autant plus juste. L’artiste peut-il encore se contenter de «produire» son œuvre dans un coin de son atelier, ou de son studio, en attendant d’être découvert? Ne doit-il pas également se démener pour faire connaître ses créations? Pour établir les connexions qui le conduiront au succès?
«Même si cela ne m’amuse pas, ça fait partie de mon job.» Pour le chanteur genevois de 33 ans Ales Rock — déjà bien établi sur la scène romande — pas de doute: l’autopromotion s’avère indispensable «pour faire bouger son histoire. Aujourd’hui, disposer d’une bonne maquette n’est plus suffisant. Et puis, avec le MP3, la manière de consommer la musique a complètement changé.» D’où sa présence très nette sur la toile: site internet, profils Facebook et MySpace, vidéos sur YouTube, tout y est. «Même si cela demande du temps, il ne faut pas hésiter à sortir l’artillerie lourde. On n’a pas vraiment le choix.»
Jean-Luc Manz, chargé de cours à la Haute école d’art et de design de Genève (HEAD), ne partage pas cette philosophie: «Certaines écoles proposent des workshops dans lesquels interviennent curateurs et galeristes, pour apprendre aux étudiants à mettre en valeur leur travail, à établir des connexions, à mieux se vendre. Comme si pour réussir, il suffisait d’être efficace sur le marché!»
L’artiste lausannois reste convaincu, pour sa part, que le vrai talent finira forcément par être reconnu. Et croit davantage aux rencontres fortuites qui jalonnent une vie qu’à une construction artificielle de relations. «Aujourd’hui, on maintient les jeunes artistes dans l’illusion qu’ils doivent atteindre rapidement la renommée. Or à mon époque, on attendait parfois jusqu’à l’âge de 40 ans avant de recueillir le fruit de nos efforts. En ce qui me concerne, c’est au fil de mes amitiés que j’ai bâti mon réseau. D’ailleurs, plutôt que ce terme qui évoque le monde de l’économie ou des lobbies, je préfère parler de familles.»
Des familles rassemblées par affinités intellectuelles et organisées, pourquoi pas, en collectifs. «Dans cette optique, j’encourage mes étudiants à se regrouper, à discuter d’art entre eux, à organiser des expos de leurs œuvres dans un espace commun. Bien souvent, ce sont les familles formées pendant les études qui résisteront le mieux à l’épreuve du temps.»
L’école comme terrain fertile de rencontres des partenaires de demain: voilà un postulat qu’Ales Rock ne remettra pas en question. C’est lors de ses années d’études à Paris, à l’ATLA (Ecole des musiques actuelles) qu’il a fait la connaissance de Carlos Leal, leader du groupe Sens Unik. De cette rencontre naîtra quelques années plus tard une collaboration, une «véritable aventure artistique» aussi bien pour l’un que pour l’autre.
Dans le milieu du théâtre également — et peut-être encore plus qu’ailleurs — les liens établis sur les bancs d’école se révèlent primordiaux. Ainsi, Emilie Blaser, 25 ans, issue de la volée 2010 de la Haute école de théâtre de Suisse romande – La Manufacture, a été remarquée par un metteur en scène lors d’une audition organisée par l’école peu avant sa sortie. «Ce rôle m’a permis d’en obtenir un autre, dans une pièce du même auteur.» Mais au terme de son contrat, la jeune comédienne ne pourra pas se reposer sur ses lauriers: «Nous devons sans cesse cultiver notre réseau, en allant voir des spectacles, en envoyant des CV, en rencontrant un maximum de personnes du milieu. En Suisse, il n’y a pas de bureau de casting: tout fonctionne au bouche à oreille.»
Mais, même à l’époque des réseaux, l’isolation reste nécessaire à certains artistes pour créer: «Lorsque j’étais à Paris, j’évoluais dans les milieux alternatifs, je jouais dans des bars et des clubs et je me retrouvais dans des soirées avec Kate Moss et Mick Jagger, raconte Ales Rock. C’est sûr que l’on se construit au contact d’autres personnes. Mais à un moment donné, j’ai eu besoin de prendre du recul, de m’isoler. Je me suis enfermé pendant huit mois pour me consacrer uniquement à ma musique et enregistrer mon premier sept titres.»
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Une version de cet article est parue dans la revue Hémisphères.