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Christophe Blocher, retour gagnant?

large160911.jpgQuoique faisant très souvent la une de l’actualité, Christophe Blocher reste assez peu connu en Suisse romande. La barrière linguistique joue à fond: les trois ou quatre biographies qui lui ont été consacrées ne sont pas traduites. Or, intimement blessé depuis sa défaite de décembre 2007, notre homme prépare sa revanche. Il a considérablement développé son champ d’intervention et modifié le ton de ses discours. Pour en prendre la mesure, il faut se plonger dans un livre publié peu après son éviction du conseil fédéral. Intitulé «Christoph Blocher: der konservative Revolutionär» (Herisau, Appenzeller Verlag, 2009), il est dû à la plume du journaliste Markus Somm, qui, grâce à une magouille de financiers blochériens, a été propulsé à la rédaction en chef de la Basler Zeitung.

Ce Markus Somm, fils d’un industriel alémanique, ne se pose pas en blochérien béat, quoiqu’au fil des 500 et quelques pages de son bouquin, il ne cache ni une admiration servile, ni une pompeuse adulation pour son sujet. Non, il est plus ambitieux, il se veut original et pour être original il va chercher son modèle dans une poubelle fétide de l’extrême droite américaine. Il se veut disciple de Barry Goldwater, un politicien qui, il y a cinquante ans, joua un peu le rôle des fondateurs du Tea Party aujourd’hui en poussant les républicains toujours plus à droite. Son action dans les années 60 refonda les équilibres politiques américains en faisant basculer du côté républicain les Etats ségrégationnistes du Sud, acquis aux démocrates depuis la guerre de Sécession.

Que Blocher soit conservateur et même solidement réactionnaire, personne n’en doute plus. De là à en faire un révolutionnaire, il y a une marge. N’empêche, l’hagiographie de Somm fourmille de détails intéressants glanés aux meilleures sources. Ainsi, un des aspects les moins connus de la personnalité du politicien est son entêtement. Et pourtant ce ne sont pas les exemples qui manquent, à commencer par sa victoire fondatrice, le 6 décembre 1992, quand il arracha un refus de l’EEE pratiquement seul (j’exagère à peine!) contre tout ce que le pays comptait d’institutions. Et en mouillant sa chemise dans plus de deux cents meetings.

A cet entêtement, il convient d’ajouter l’orgueil doublé d’un esprit vindicatif. Le 10 mars 1993, après l’échec de sa première candidature au conseil fédéral (contre Ruth Dreifuss), Blocher dépité déclarait à la cantonade: «Nous nous reverrons à Philippes!» Personne ne comprit ce qu’il voulait dire. De fait, il annonçait sa revanche en citant un vers du «Jules César» de Shakespeare. La bataille de Philippes en 42 av. J.-C. vit la défaite des assassins de César et la victoire d’Octave qui devint empereur.

La patience enfin. Le 15 juin 2003, au journaliste du Matin Dimanche qui lui demandait quand il prendrait sa retraite, il répondit sans sourciller: «J’ai fixé une date exacte: en 2026! Comme Eisenhower, j’aurai alors 86 ans…» En avril 2011, quand il annonce sa candidature au Conseil national et au Conseil des Etats à la TSR et que le journaliste lui rappelle qu’il a 71 ans, Blocher rétorque avec son humour zurichois: « Il y a des [gens] âgés qui ont de l’expérience et de l’énergie (…) Après la guerre en Allemagne, Adenauer était trop jeune à 71 ans pour devenir chancelier. Il a attendu d’avoir 72 ans!» (Né en 1876, Konrad Adenauer devint chancelier de la RFA en 1949 et resta 14 ans au pouvoir. Démissionnaire en 1963, à 87 ans, il mourut 4 ans plus tard).

Il est donc probable qu’en descendant les marches du palais fédéral en ce morne 12 décembre 2007, l’ex-conseiller fédéral Blocher devait se demander comment il allait s’y prendre pour les remonter. Quatre ans plus tard, les lignes stratégiques sont claires. Pour le parti, il s’agit de dépasser la barre symbolique des 30%. C’est un objectif symbolique, facile à comprendre par les militants de base, car désormais l’UDC a une base militante contrairement aux partis de gauche.

Blocher va répétant qu’il n’est plus question pour lui de briguer un siège au conseil fédéral. Ausgeschlossen! Une promesse qui n’engage que ceux qui y croient. Car en effet, cumulant une double candidature au National et aux Etats et en privilégiant la seconde plus prestigieuse, le vieil homme ne manque pas d’appétit. Si cela marche, il passera à juste titre pour l’homme fort de Zurich, place forte de la Suisse. Et alors il pourra dicter ses conditions. C’est Octave s’apprêtant après Philippes à devenir Auguste.

Paradoxalement, cette campagne se déploie sur deux axes contradictoires. Il y a d’un côté le populisme toujours plus vulgaire et racoleur, que cela soit dans la propagande médiatique ou dans les discours, comme par exemple celui prononcé le 1er août au Gothard. Il s’agit de vilipender les étrangers et les partisans de l’Union européenne, présentés les uns et les autres comme des ennemis du pays, car, comme de bien entendu, les bons Suisses votent UDC!

L’autre axe, le plus important peut-être pour donner le coup de pouce qui fera pencher la balance, vise à élargir par le haut la zone d’influence de l’UDC en débordant sur des milieux restés jusqu’à maintenant rétifs au blochérisme. Il y a eu la conquête de certains journaux ou éditorialistes (Weltwoche, Basler Zeitung, Neue Zürcher Zeitung…), il y a eu l’effondrement de pans entiers du radicalisme passés à la droite extrême sans faire trop de bruit.

Il y a à Zurich, mais pas seulement à Zurich, l’engouement nouveau de certains journalistes, financiers, avocats d’affaire et affairistes tout court pour l’UDC qui subitement ne met plus une carrière bourgeoise en danger. Au contraire. On retrouve ces gens dans le comité de soutien élargi à la candidature Blocher au conseil des Etats, où figurent quelques fortes pointures radicales et des pontes de l’industrie.

Il y a enfin ces clubs zurichois qui remplacent discrètement mais efficacement les relais francs-maçons ou rotariens de naguère. Ainsi, le financier tessinois Tito Tettamanti a fondé un club, l’Association pour la Société civile (Verein Zivilgesellschaft), auquel sont affiliés des gens comme le banquier Pierre Mirabaud, Carolina Müller-Möhl (administratrice de Nestlé et de la NZZ), le journaliste Markus Somm ou le banquier Konrad Hummler, président du conseil d’administration de la NZZ, associé de la banque privée Wegelin et par ailleurs président de l’Association des banques privées suisses.

Autre vedette de la nouvelle mouvance blochérienne, le financier Thomas Matter a emporté de haute lutte une place sur la liste zurichoise de l’UDC pour les élections d’octobre. Après divers déboires financiers au milieu des années 2000, il s’est refait et a fondé une nouvelle banque avec Philippe Gaydoul (ex-Denner) et Marcel Rohner (ex-UBS). Comme Tettamanti, Matter a fondé son club, le Club zur Rennweg qui rassemble des gens d’influence proches de l’UDC.

En politique, Blocher poursuit une mission. Il s’agit pour lui de sauver la Suisse, d’empêcher sa décadence. En cela il est conservateur au sens strict. Max Weber, le conseiller fédéral socialiste qui démissionna en 1953 parce que désavoué en votation populaire sur un projet de programme financier était un camarade d’école du père de Blocher. A l’époque cette démission fit grand bruit. Pour Christoph Blocher, il a eu tort de démissionner. «Quand on poursuit une mission, on peut subir des échecs, mais il faut garder le cap», dit-il.

Voici qui clarifie le débat par rapport aux socialistes, ces tristes agents de la décadence pour la nouvelle droite blochérienne. Gageons que si le Chef remporte les deux paris qu’il s’est donnés, une élection au conseil des Etats et 30% des voix pour le conseil national, il va tout faire pendant le laps de temps qui sépare les élections législatives de celles du gouvernement pour bouter la gauche hors du gouvernement et reprendre sa place au conseil fédéral. Quand on est un missionnaire inspiré par le Très Haut, on exécute sans faire de sentiments. Attention, on pourrait en avoir jusqu’à 2026!
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Gérard Delaloye a créé depuis peu un blog à l’enseigne du Carrefour est-ouest, où il confronte ses expériences suisses et roumaines.