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Le Monopoly: une histoire du capitalisme

Lancé aux Etats-Unis au début du siècle dernier, le mythique jeu de société est devenu une success-story planétaire. Son but initial: dénoncer les dérives du capitalisme. Récit.

large030911.jpgDavantage qu’un simple jeu, le Monopoly est un révélateur de nos mauvais penchants. Chaque partie pourrait faire l’objet d’une étude comportementale destinée à démontrer que «l’homme est un loup pour l’homme». Prenez votre petit cousin à lunettes, dont le principal plaisir est de gérer la banque, de distribuer les salaires et les terrains acquis par les joueurs. Au fil de la partie et de son identification à son rôle, vous remarquez sa transformation en gardien obtus des règles, qui fait régner la terreur de sa voix fluette, refusant toute manigance, tout don aux démunis, parce que «ce n’est pas écrit!». Le voilà qui apparaît alors sous les traits d’une administration tyrannique.

Tournez-vous sur votre gauche et observez maintenant votre petite sœur à boucles d’or bénie par la chance. A chaque passage d’un joueur sur ses hôtels en zones bleu foncé, elle encaisse, détachant avec jubilation chaque syllabe du montant à verser: «Quarante mille francs s’il vous plaît!» Les moins vernis ne parviennent pas à régler leur loyer? Elle leur fait une fleur, un petit rabais; pour les arranger, mais surtout parce qu’elle espère bien renouveler son plaisir de les tondre au prochain tour. Faire durer le supplice, juste un petit peu, quelle jubilation!

Et les perdants, ceux qui, comme vous, n’ont pas su acheter au bon moment, qui ont acquis des canards boîteux ou que la chance a délaissés, et bien, ils tentent comme ils peuvent de s’en sortir. Ils supplient la clémence des nababs ou cherchent à les arnaquer, volent la banque, pipent les dés. Vous êtes pauvres et vous n’êtes qu’une bande de tricheurs, de délinquants et de criminels en puissance. A votre décharge, on dira que c’est le système qui vous y a poussé.

Le Monopoly comme révélateur de la férocité du capitalisme, c’est bien ainsi qu’Elizabeth J. Magie, l’inventrice du jeu l’a pensé en 1904. Elle était membre de la secte des Quakers et lectrice fervente de Henry George. Cet économiste américain du XIXe siècle, inspirateur du mouvement des Fabiens en Angleterre défendait la mise en place d’une taxe unique imposée sur la plus-value pour limiter les bénéfices des propriétaires fonciers. Magie et les Quakers partageaient cette idée. Pour la populariser, elle a conçu un jeu de société accompagné d’un livret d’instruction qui faisait comprendre aux gens la «nature antisociale du monopole».

Ce «jeu du propriétaire» se répand aux Etats-Unis dans les années 1910 et 1920, notamment auprès des enseignants anticapitalistes qui l’utilisent comme outil éducatif. Les joueurs l’accommodent à leur sauce, adaptent les cases à leurs villes. L’histoire raconte qu’un soir de 1931, quatre voisins de Philadelphie se retrouvent pour jouer à la version de leur ville qu’ils ont eux-mêmes réalisée. Parmi les invités, on compte Charles Darrow, un jeune homme qui, le premier, va tenter de gagner de l’argent grâce à ce jeu. Il présente l’idée aux fabricants de jeux Parker Brothers. Les spécialistes de la société l’essaient, mais après quelques parties s’accordent à trouver les règles trop complexes. Ils ne voient pas comment un jeu conçu pour des adultes pourrait rencontrer le succès.

Darrow ne se décourage pas pour autant. En colportant son jeu de magasin en magasin, il parvient en trois ans à lui donner suffisamment de visibilité pour que Parker revienne sur sa première évaluation et lui achète les droits qu’il s’est octroyés. Durant sa première année d’exploitation, le Monopoly, basé sur les rues d’Atlantic City, se vend à 20’000 exemplaires par semaine ce qui en fait un best-seller immédiat. En 1936, la firme Parker prend soin de racheter les droits originaux du jeu à son inventrice pour la somme dérisoire de 500 dollars.

Elizabeth Magie refuse tous droits d’auteur. L’activiste pense encore qu’une commercialisation à grande échelle va promouvoir la taxe unique. Sauf que son livret d’instruction passe à la trappe et que les adeptes du jeu ont davantage de jubilation que de scrupules à ruiner leurs adversaires. Son jeu didactique et contestataire devient le symbole d’un capitalisme en pleine renaissance après la crise de 1929. Darrow qui, lui, ne rechigne pas aux royalties fait fortune et devient le premier milliardaire du Monopoly. Il n’hésite pas à effacer la maternité de Magie et à s’arroger l’invention.

Le Monopoly est devenu depuis lors une success-story sans comparaison dans le domaine. Parker puis Hasbro (lire l’encadré ci-dessus) écoulent 275 millions de boîtes. Depuis sa commercialisation en 1934, 1 milliard de joueurs se sont amusés à faire fortune. Un recensement a déterminé que 86% des foyers français possèdent le fameux jeu! Présent dans 111 pays, le Monopoly existe aujourd’hui en 43 versions. Outre le jeu américain avec les rues d’Atlantic City, qui est le plus répandu, les Anglais lancent les dés sur les rues londoniennes, les Japonais sur celles de Tokyo, les Saoudiens sur celles de Riyad, tandis qu’en Suisse, nous jouons, depuis 2007, avec 22 cantons, des territoires qui ont succédé aux rues de nos villes. Une version helvétique qui se distingue aussi par son bilinguisme et sa case chancellerie. Lors d’événements historiques, naissent des versions spéciales comme le Metropoly pour les 100 ans du métro parisien. Aussi caméléon que le capitalisme, le Monopoly européen est passé à l’euro en 2001.

Récemment, Hasbro a sorti de son haut-de-forme un Monopoly sur CD-Rom, et mieux encore, une version mi-informatisée baptisée Monopoly Live cette année. Dévoilé à la foire des jouets de New York au mois de février, le jeu, destiné à capter l’intérêt de la génération d’enfants nés depuis le triomphe des jeux vidéo, a fait sensation. Il se joue sans billet de banque ce qui limite les moyens de tricher. A la place, les joueurs insèrent une carte spéciale au centre du plateau dans une tour dotée d’un capteur infrarouge et d’un haut-parleur. Cette tour omnisciente leur indique alors leur relevé bancaire. Si le jeu s’éternise, la tour peut exiger d’accélérer la cadence. Elle intime aux joueurs d’avancer quand ceux-ci passent la main au-dessus de leur pion. C’est également elle qui règle les achats de propriétés, de maisons et d’hôtels.

Mélange de mirador et de Big Brother, cette tour aurait effrayé et perturbé plus d’un habitué de la version traditionnelle du Monopoly. Damon Darlin, spécialiste high-tech au «New York Times», s’est inquiété dans un billet des conséquences de cette version sous haute surveillance: «Une génération d’enfants pourrait ne jamais apprendre à se disputer au sujet des règles et à les modifier. Et ne jamais apprendre d’importantes leçons économiques, au contraire de ce qu’un groupe de fanatiques du Monopoly dont je faisais partie à l’université a fait.»

Disciples de Milton Friedman, le Prix Nobel d’éco­­-nomie 1976 qui a inspiré les réformes de Ronald Reagan, Damon Darlin et ses amis estimaient que le Monopoly était hostile à la libre entreprise car il limitait le nombre maximal de maisons et d’hôtel, à construire sur chaque case. La libéralisation qu’ils avaient votée avait provoqué l’assèchement de la banque. «Nous avons donc fait ce que n’importe quel gouvernement aurait fait: imprimer davantage de billets, en gribouillant l’inscription «500 $» sur des bouts de papier. Les prix ont grimpé, ce que nous savions être une conséquence de la hausse de l’offre de monnaie. L’inflation est devenue si forte que nous avons encore changé les règles.»

Le Monopoly comme apprentissage du job de banquier central, voilà certainement un développement qu’Elizabeth Magie n’avait pas non plus prévu…