Alors que la tragédie norvégienne suscite d’étonnantes réactions dans la presse, un quinquagénaire tire sur son mobilier à Schaffhouse. L’occasion, pour notre chroniqueur, de se livrer à un exercice de haute voltige conceptuelle.
Chacun sa fusillade. Là-bas, «le croisé démoniaque», le «monstre norvégien». Tellement croisé, tellement norvégien, tellement démoniaque et monstrueux que certains s’en réjouiraient presque. Tel l’envoyé spécial du Matin, voulant voir, au cœur de la sombre tragédie, tout de même «un faible rayon de soleil»: le fait que le carnage n’ait pas été dû à des «extrémistes islamistes».
Gageons quand même que, pour ceux qui sont tombés sous les balles, peu importe qu’elles aient été tirées par un chrétien fondamentaliste, un bon musulman ou un martien séparatiste.
Il s’est d’ailleurs trouvé de fervents chrétiens pour se sentir un peu visés et rappeler doctement, tel le rédacteur en chef du Nouvelliste, que, attention, attention, ce méchant paroissien-là n’était pas vraiment de la famille, mais juste «un terroriste malade en totale contradiction avec les valeurs judéo-chrétiennes». Ah bon, parce qu’il y avait un doute? Quelqu’un qui aurait pu penser qu’assassiner froidement 80 innocents pouvait être en cohérence avec «le message judéo-chrétien»?
Cette fusillade, ce massacre hors norme semble bien faire remonter de drôles de réflexes: classer les victimes en fonction de leurs assassins. Les jeunes socialistes suisses déclarent ainsi leur solidarité avec les morts d’Oslo. Bravo. Mais dommage que ce soit quasi une première: les victimes d’attentat jusqu’ici peinaient généralement à émouvoir nos camarades en herbe.
Sur l’autre rive, c’est au contraire cette fois profil bas et contrition balbutiée. On n’aura ainsi guère entendu les imams de l’UDC aux prêches d’ordinaire pourtant si prompts et enflammés lorsqu’il s’agit d’actes de violence. Comme s’il devait y avoir une échelle de Richter de l’attentat, comme si la mort ne suffisait pas, comme s’il fallait absolument y rajouter des arrière-pensées, de la récupération et un rayon de soleil, même faible.
Heureusement toutes les fusillades ne débouchent pas sur de semblables vilaines réactions. Certaines ne provoquent même pas de réactions du tout. Comme ces 70 coups de feu tirés à Schaffhouse. Mais voilà: dans le vide. Un quinquagénaire qui a détruit son propre logement à coups de carabine. L’homme, nous dit l’ATS, «s’est défoulé sur son mobilier et divers objets de son appartement, occasionnant des dégâts considérables». Or rien, pas un commentaire, nulle part.
On aurait pu par exemple se demander si cet «individu perturbé» n’avait pas commis son coup de folie pour protester contre la petite forfaiture qui se prépare à Berne, avec la bénédiction des assurances sociales. A savoir la suppression, ou du moins la forte limitation, de l’accès à la propriété via le deuxième pilier.
Au motif que dans, un cas sur cinq, le nouveau propriétaire, une fois retraité, se retrouve dans des complications financières telles qu’il recourt aux prestations complémentaires. Notons que cette statistique démontre aussi que quatre fois sur cinq, ce système fonctionne, consistant à puiser avant l’heure dans la réserve du deuxième pilier pour concrétiser ses rêves de Sam Suffit. Que dans l’immense majorité des cas, ça marche, que le miracle opère de citoyens aux revenus modestes parvenant néanmoins à satisfaire ce fantasme humain majeur: devenir maître chez soi.
On remarquera également qu’un retraité propriétaire de son logement et n’arrivant pas à joindre les deux bouts ne se débrouillerait probablement pas mieux avec un deuxième pilier entier mais un loyer à régler, premier poste du budget des ménages comme on sait. Et que ce n’est peut-être pas le fait d’entamer son deuxième pilier qui pose réellement problème mais les mesquins montants de certaines retraites.
On en déduira enfin que protéger à tout prix les citoyens contre eux-mêmes tient du sport national, quitte à leur fermer toutes les possibilités de goûter à des expériences aussi folles que la prise de risque, l’initiative personnelle et la volonté de se construire un avenir dûment choisi et voulu.
C’est ainsi qu’on en arrive à ce pauvre, cet agaçant paradoxe: qu’un des peuples les plus riches du monde soit aussi l’un des plus locataires, c’est-à-dire des plus enchaînés. Mais c’est une autre histoire.