GLOCAL

Trois questions pour comprendre le drame des Tchétchènes

L’Occident peut-il rester de marbre face aux crimes commis par l’armée russe en Tchétchénie? La situation résumée en trois questions embarrassantes.

Pour ceux qui en doutaient encore, les terribles images filmées vendredi dernier à la lisière de Grozny par un journaliste allemand témoignent des crimes de guerre commis par les soldats de Vladimir Poutine. Oreilles coupées, corps mutilés, charniers, le macabre spectacle fait irrémédiablement penser aux horreurs du Kosovo d’il y a tout juste un an. Surgit alors cette interrogation. Que peut-faire l’Occident pour arrêter la boucherie? Réflexion en trois questions.

Première question: faut-il recommander une ingérence occidentale dans les affaires du Kremlin?

Oui, ne serait-ce que pour signifier à Vladimir Poutine que l’on refuse d’entériner sa politique violente et guerrière du fait accompli. Le président russe par intérim déclarait l’autre jour à un diplomate américain qu’à son avis, «la Russie fait partie de l’Ouest». Or l’Occident, c’est un certain nombre de valeurs communes minimales – respect des droits de l’homme, traitement équitable des minorités – qui fondent les démocraties. Il faut dire à Poutine qu’il n’est pas «occidental» dans sa conduite de la répression dans le Caucase, affirmer haut et fort qu’il existe une ligne rouge infranchissable dans la manière de régler les questions de minorités nationales.

L’ingérence au Kosovo n’aura servi à rien si le Kremlin peut aujourd’hui justifier ses opérations militaires en Tchétchénie par l’expression «affaire interne». Or jusqu’ici, force est de constater que le camp occidental est aux antipodes de cette position. Le secrétaire général de l’OTAN, George Robertson, était à Moscou récemment pour «tourner la page» après le Kosovo. Les ministres des affaires étrangères allemand Joschka Fischer, français Hubert Védrine et américain Madeleine Albright ont tous effectué le déplacement au Kremlin. Sans oser aborder le dossier tchétchène. De même que Javier Solana, représentant de l’Union Européenne pour la politique extérieure. Quant à Bill Clinton, il estime que Poutine est un homme avec lequel on peut négocier («a man we can do business with»).

Indulgence, démission? Les raisons de la non-intervention occidentale correspondent à un tournant dans la politique intérieure russe au moment où Vladimir Poutine s’engage à restaurer la grandeur passée de la Russie, humiliée par une décennie de transition ratée entre communisme et libéralisme incertain. Depuis la fin des années rouges, l’Occident s’est accomodé des sautes d’humeur de Boris Eltsine parce qu’on ne lui connaissait pas de remplaçant potentiel présentable. Maintenant que Eltsine a lui-même choisi son successeur, l’Ouest semble adopter la même attitude de résignation, faute de solution de rechange.

Deuxième question: sous quelle forme intervenir?

Faut-il se contenter de blâmes verbaux ou joindre le geste à la parole en envisageant des sanctions financières, voire militaires? On ne traite pas les grandes puissances comme les petites. S’il est relativement facile de sanctionner un régime criminel (Irak, Serbie) au moyen d’embargos ou de blocage des lignes de crédit du FMI, la chose est plus difficile quand il s’agit de faire plier un géant (Russie, Chine).

Le chantage financier a d’autant moins de chances de fonctionner que Moscou n’a jamais respecté, Tchétchénie ou non, les conditions de ses bailleurs de fonds occidentaux. Et quand le pays a sombré dans la faillite en août 1998 (déroute du rouble, spoliation de dizaines de millions de petits épargnants, récession), c’est une fois de plus l’Occidentaux qui a mis la main à la poche sans condition, parce qu’il redoutait trop l’instabilité et le chaos. Les menaces, on le voit, n’ont d’effet véritablement coercitif que quand elles peuvent faire l’objet d’une gradation.

On commence par les sanctions financières, économiques, avant de hausser le ton en évoquant le recours à la force. Si ça ne marche toujours pas, il faut alors se résoudre à l’intervention militaire, quitte à l’enrober de nobles motifs humanitaires. Mais ce qui s’est passé en Yougoslavie est impensable en Russie. Moscou, contrairement à Belgrade, dispose du bouton nucléaire. Vu sous cette angle, un assaut de l’OTAN dans le Caucase pour sauver un peuple en détresse paraît peu probable. La seule évocation du scénario fait office d’aimable plaisanterie.

Troisième question: l’Occident est-il dès lors condamné à la gesticulation face à la Russie?

Probablement. Sauf à imaginer une nouvelle guerre froide, personne n’aura le courage de se mettre à dos le prochain maître du Kremlin. Quitte à tirer un trait sur la vie de quelques milliers de civils tchétchènes innocents, la qualité des futures relations entre la Russie poutinienne et l’Occident s’accommodera bien de quelques crimes de guerre supplémentaires. Ce cynisme en haut lieu sert actuellement de ligne officielle à Washington, Paris, Berlin et Bruxelles. A l’Ouest, on ne craint rien moins qu’une Russie «instable». Or Poutine, dans son manifeste électoral, promet d’établir une «dictature de la loi». Ses zélotes ont déjà commencé à mettre la main sur les médias, dans l’ambition de faire taire leurs éclairs démocratiques – ils pourraient nuire aux projets électoraux de l’ancien espion du KGB.

L’indulgence occidentale pourrait se résumer à «faire avec la Russie que l’on a, et pas avec celle que l’on souhaiterait avoir», constat dressé par William Pfaff dans un éditorial du Herald Tribune.

Moralement, c’est bien sûr décevant, mais quelles sont les alternatives? Le romantisme va-t-en-guerre, qui consiste à envoyer les braves soldats de la démocratie instaurer l’Etat de droit dans les contrées où il est bafoué, ne s’applique pas partout. Cela ne fonctionne que quand le méchant est plus faible. Quand il fait peur, c’est une autre affaire.

En attendant, le calcul diplomatique est le suivant: Poutine gagne les élections, termine la guerre en Tchétchénie, s’impose en homme fort d’un Etat fort. Il fait à nouveau de la Russie une nation que l’on craint, redonne le moral à l’ex-Armée Rouge. Après une intense période de glaciation, les relations se détendent peu à peu entre le Kremlin et l’Occident. Jusqu’au jour, par exemple, où l’Ukraine décide d’adhérer à l’OTAN. A suivre…

——-
Le premier tour de l’élection présidentielle en Russie aura lieu le dimanche 26 mars prochain. Deux excellents sites d’information pour suivre la campagne électorale, Radio Free Europe et Russia Today