Le dictateur libyen nargue les bombes de la France, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis. C’est moins le signe de sa force que la preuve de l’incompétence de ses agresseurs.
Le 19 mars dernier, munies du blanc-seing de l’ONU, trois grandes puissances militaires, la France, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, ont décidé une intervention armée en Libye pour soutenir les populations insurgées contre la dictature de Kadhafi. Considérée avec les lunettes des experts occidentaux, l’affaire semblait entendue et devait être réglée sinon en quelques heures, du moins en quelques jours tant il allait de soi que le peuple libyen abhorrait avec une belle unanimité un Kadhafi que les médias occidentaux présentent depuis des décennies comme une espèce de Lucifer mâtiné de Dracula. Hélas, les jours passent sans ébranler le monstre.
Empruntés, les Alliés ont mis en branle l’immense machine de l’OTAN. Sans plus de succès, l’immonde se permettant même de narguer avions et bombes en se faisant acclamer dans les rues de sa capitale. Déconcertés, les trois chefs, Obama, Sarkozy et Cameron, publient conjointement dans «Le Figaro», «The Times», «The International Herald Tribune» et «al-Hayat» une tribune libre dans laquelle ils demandent courtoisement à Kadhafi de quitter le pouvoir afin, disent-ils, qu’ils puissent promouvoir une solution à la crise dans le respect de la volonté du peuple libyen.
Au-delà de l’hypocrisie, c’est manifester une fois de plus une profonde incompréhension des conditions géopolitiques dans lesquelles se développe la composante libyenne de la vaste crise du monde arabe: la structure clanique du régime, son implantation sociale et sa richesse, l’unité postcoloniale de l’Etat greffée sur trois régions aux particularismes marqués, un nationalisme religieux toujours affleurant dès lors qu’il y a agression étrangère, a fortiori occidentale.
Bref, une fois de plus les Occidentaux ont laissé libre cours à leur curieuse vocation de prendre des vessies pour des lanternes. Ou plus concrètement (puisque somme toute c’est de pétrole plus que de liberté qu’il est question) leurs désirs pour des réalités. Et les litanies sur l’enlisement, les bavures, les incompréhensions, les amis traîtres et les traîtres amis de reprendre. Comme en Irak, comme en Afghanistan. Cela fait tout de même la troisième guerre ouverte en moins de dix ans contre un Etat membre de l’Organisation de la conférence islamique. Sans parler des guerres de moins en moins larvées au Yémen, au nord du Pakistan, en Afrique saharienne. Et, bien sûr, en Palestine.
Que ces guerres incertaines offrent le spectacle contradictoire de la langueur de combattants occidentaux peu motivés (il s’agit de mercenaires luttant pour une solde non pour une cause) et de l’excitation frénétique mais inconcluante de bureaucrates militaires bien assis ne semble gêner personne hormis les victimes dont les cris sont adroitement étouffés pour ne pas blesser nos oreilles délicates. Cette indifférence en dit long sur l’absurdité de ces conflits, mais surtout sur les choix de développement économique de nos sociétés.
En effet, depuis la dernière guerre mondiale, les immenses machines militaires construites à l’époque pour battre les fascistes ne cessent de se développer, d’avaler bon an mal an des milliards de dollars, de livres ou d’euros et… de perdre les guerres dans lesquelles elles sont engagées. La France dut se retirer de l’Indochine (1946-1954), puis de l’Algérie (1954-1962).
En 1959, malgré leur semi-échec en Corée où les belligérants n’ont toujours pas signé une paix que les populations attendent depuis 1953, les Américains prirent au Viêt-Nam les premières mesures qui allaient les entraîner dans une guerre longue et douloureuse soldée par une défaire humiliante en 1975. Refusant en 1991 d’envahir l’Irak suite à la libération du Koweït par une guerre éclair réussie, George Bush (senior) tenait sagement compte de la déroute vietnamienne. Une sagesse oubliée dix ans plus tard par son fils George W. Bush qui envoya, avec le succès qui s’étale encore chaque jour sous nos yeux, ses troupes en Afghanistan, puis en Irak. Sagesse oubliée vingt ans plus tard par Obama qui met aujourd’hui le pied en Libye.
Cette suite quasi ininterrompue de défaites devrait logiquement conduire à une réflexion approfondie sur leurs causes. Or, étrangement si l’on tient compte de l’enjeu — la sécurité des Etats, le contrôle du monde — il ne se passe rien de semblable. Les états-majors annoncent toujours la victoire pour l’an prochain. Ils exigent toujours plus de crédits et d’armements. Mais, soutenus par les politiciens, ne changent pas un iota à leurs stratégies perdantes. Pourquoi? Parce que nous sommes phagocytés par le poids des machines étatiques. Parce que les réformer devient impossible comme on l’a vu avec les crises bancaires. Parce que le complexe militaro-industriel américain (le terme fait vieux jeu, mais son sens est clair) est chaque jour plus puissant, même s’il a oublié au fil du temps qu’une armée devrait servir à gagner des guerres, pas à augmenter les bénéfices des actionnaires.
Les médias qui, dieu merci, ne sont pas que des relais idéologiques, nous renseignent sur ces dérives. On sait presque tout sur les budgets ubuesques du Pentagone, on n’ignore pas grand-chose des mille officines et des milliers d’agents secrets qui traquent les terroristes aux quatre coins du monde. On sait même qu’un président — Obama en l’occurrence — peut se faire élire sur un programme humaniste et maintenir la torture à Guantanamo au mépris de tous les droits, maintenir aussi le soldat Bradley Manning au fond d’un cul-de-basse-fosse, à l’isolement presque absolu (il est réveillé toutes les heures), nu dans le froid et l’humidité. On sait aussi que ce président humaniste s’est décidé à bombarder la Libye. On ne sait pas par contre ce qu’il compte faire pour rendre ses armées plus efficaces.
Historiquement, il y a belle lurette que la Libye fait peur aux Occidentaux ou, plus exactement, sert d’épouvantail aux chrétiens. Car ses ports abritèrent pendant des siècles (avec ceux des côtes tunisiennes et algériennes) les pirates barbaresques. La marine française bombarda Tripoli en 1684 déjà. Au temps de Napoléon, la jeune Amérique livra contre le pacha de Tripoli sa première guerre étrangère (1801-1805). Insuffisamment battus, les Libyens eurent droit dix ans plus tard à une deuxième intervention de la marine américaine. Un siècle plus tard, par le traité de Lausanne (1912), l’Italie en levait la Libye au sultan et en faisait sa colonie.
En 1986, c’est Ronald Reagan qui envoya sa flotte (aérienne cette fois-là) bombarder Tripoli, tuant une fille de Kadhafi et un nombre non précisé de Libyens. Les généraux américains étaient si bien informés que dans leur élan ils bombardèrent aussi Benghazi, sans même savoir que Tripoli et Benghazi, politiquement, ce n’est pas pareil. Ce lourd contentieux historique n’a pu que laisser des traces, travailler l’imaginaire collectif, semer quelque désir de revanche.
Mouammar Kadhafi n’est pas sympathique. Il est un dictateur sanglant et il est probable — mais pas certain — qu’il ne gagnerait pas des élections démocratiques. N’empêche! Il est Libyen. Que trois grandes puissances occidentales lui tombent ainsi sur le poil à l’improviste, sans préparation spécifique, sans même étudier le dossier tant l’adversaire est méprisé, est tout simplement stupéfiant. Et ce parce qu’Obama et Sarkozy veulent être réélus l’an prochain et que Cameron veut aider BP à oublier ses malheurs aux Caraïbes.