TECHNOPHILE

La grande bataille pour la neutralité d’internet

Aux Etats-Unis, les fournisseurs d’accès peuvent privilégier certains contenus pour lesquels ils ont un intérêt économique. La guerre est engagée.

Une menace plane sur internet. Aux Etats-Unis, Level 3 et Comcast ont engagé un bras de fer pour le contrôle du trafic — une lutte qui pourrait bouleverser le fonctionnement de la Toile. D’un côté, Level 3 possède le plus grand des quelque 36’000 réseaux interconnectés qui constituent le réseau physique qu’est internet. Face à lui, l’opérateur du câble Comcast contrôle l’accès à 17 millions de foyers américains. Ce dernier demande désormais à Level 3 de payer un droit de passage, en raison de la forte augmentation du trafic que la société basée à Broomfield (Colorado) déverse depuis quelques mois dans ses câbles.

«Personne ne possède ou ne contrôle le web, explique le professeur Andrew Odlyzko, un expert d’internet à l’Université du Minnesota. Il fonctionne depuis sa création grâce à des accords commerciaux entre les différents réseaux sur la base de la réciprocité. Or, le trafic que Comcast reçoit de Level 3 est aujourd’hui bien plus élevé que celui qu’il lui transmet.»

Une cohabitation difficile
La dispute a débuté l’année dernière lorsque Netflix, le géant de la diffusion de films en streaming outre-Atlantique, a engagé Level 3 pour acheminer son trafic vers les internautes. Or, Level 3 ne dispose pas de connexion directe avec eux et dépend de fournisseurs d’accès comme Comcast pour assurer le dernier tronçon du trajet. «Les opérateurs du câble ont beaucoup de pouvoir parce que leurs infrastructures leur garantissent une situation de quasi-monopole pour l’accès aux utilisateurs», poursuit Andrew Odlyzko.

Comcast n’a pas menacé Level 3 de bloquer ou de ralentir l’accès à Netflix sur son réseau, mais peut techniquement le faire si aucun accord n’est trouvé. Cette dispute met en lumière la cohabitation délicate entre pourvoyeurs de contenu (comme YouTube), propriétaires de réseaux (Level 3, Cogent) et fournisseurs d’accès (Comcast, etc.). «Les compagnies de câble ont tendance à penser qu’internet leur appartient, glisse Chris Riley, un chercheur à l’organisation Free Press à Washington qui défend les droits des internautes. Mais sans contenu, les câbles ne restent que des câbles. Les fournisseurs de contenu sont ceux qui donnent de la valeur à internet.»

En toile de fond de la dispute entre Comcast et Level 3, on retrouve le débat sur la neutralité du Net qui fait rage aux Etats-Unis. A la fin de décembre 2010, la Commission fédérale américaine de la communication (FCC) a interdit aux fournisseurs d’accès de bloquer l’accès à des contenus de gros consommateurs de bande passante (comme YouTube, Skype, les flux vidéo et les échanges peer-to-peer). Le vote de la FCC a été très serré — trois voix contre deux — et décrié par les fournisseurs d’accès. La décision de la FCC ne limite cependant pas complètement la possibilité pour ces entreprises de favoriser l’accès à leurs propres services sur le web ou ceux de leurs partenaires commerciaux. «La FCC autorise une gestion «raisonnable» du trafic, explique Jerry Ellig, chercheur à George Mason University à Washington et ancien membre de la direction de la Commission fédérale du commerce sous George Bush. Reste à définir ce qui est «raisonnable». La FCC ne se base pas sur la notion précise de l’intérêt du consommateur utilisé dans le cadre de la législation antitrust, mais sur celle de l’intérêt général qui, lui, est beaucoup plus vague.»

Du coup, les fournisseurs d’accès se retrouvent en position de force aux Etats-Unis face aux pourvoyeurs de contenu comme Google ou Facebook, qui défendent le principe de neutralité du net. «Google construit un réseau expérimental de fibre optique, précise Andrew Odlyzko. Mais pour l’instant, il n’a pas les moyens de contourner les fournisseurs d’accès.» Les défenseurs d’un internet totalement ouvert et démocratique sont inquiets. «Les compagnies de câble et de téléphonie vont tout faire pour lutter contre la neutralité du Net et privilégier certains contenus pour lesquels ils ont un intérêt économique au détriment des consommateurs», avance Chris Riley.

La FCC américaine fait également une distinction entre fournisseurs d’accès à l’internet mobile et fixe. L’essor des smartphones et des tablettes fait craindre aux opérateurs de téléphonie mobile une saturation de leurs réseaux en raison de la forte augmentation des téléchargements de vidéos. La FCC autorise ces compagnies à restreindre dans certains cas l’accès à des services trop gourmands en bande passante. Tim Wu, professeur de droit à l’Université de Columbia et inventeur du concept de «neutralité du net», écrit sur le blog Tech Crunch que les nouvelles règles sur la neutralité du net ne sont «pas claires»: «Ce flou garantit pour les utilisateurs le libre accès au contenu sur l’internet câblé tout en permettant un internet mobile cloisonné et dominé par les contenus commerciaux», écrit-il. Chris Riley partage cet avis: «J’ai l’impression que rien n’empêche AT&T (qui avait jusqu’en février 2011 un partenariat exclusif avec Apple pour la commercialisation de l’iPhone aux Etats-Unis, ndlr) de bloquer l’accès à Netflix sur son réseau mobile s’il le souhaite.»

«Sauver internet»
«Il faut voir aujourd’hui internet comme un business et non pas comme une technologie, souligne le professeur Odlyzko. Les mises en garde contre une saturation du réseau sont quasiment aussi vieilles que la Toile et se sont toujours avérées fausses. Si tout le monde abandonnait en même temps son abonnement à la télé câblée pour la regarder en ligne, le réseau ne pourrait pas le supporter. Mais ce n’est pas le cas. Il ne s’agit donc pas d’un problème technologique. La décision des différents réseaux d’accepter ou pas le trafic de leurs pairs est une décision commerciale. Et c’est sur ça que repose internet aujourd’hui.»

Les propriétaires de réseaux ont des vues toujours plus grandes sur les fournisseurs de contenu. Aux Etats-Unis, la concentration s’accélère avec le rachat de NBC par Comcast pour un montant de 30 milliards de dollars, approuvé par la FCC le 18 janvier dernier. Cette transaction inquiète le groupe Free Press qui a lancé une opération «Sauver internet». «Comcast va avoir un contrôle inégalé aussi bien sur le contenu que sur l’infrastructure qui le transporte», déclare dans un communiqué Josh Silver, le patron de Free Press.

Dans ses efforts pour défendre la neutralité d’internet, la marge de manœuvre de la FCC reste limitée. En avril 2010, sa décision de forcer Comcast à rétablir l’accès pour ses clients à BitTorrent, un protocole d’échanges de fichiers peer-to-peer, a été cassée par un tribunal de Washington. «La FCC a décidé en 2002 de définir l’accès à internet via un modem comme un service d’information et non pas de télécommunications, souligne Jerry Ellig. Cette nuance a son importance, car elle limite la capacité de réglementer internet. Un exemple: si internet avait été catalogué comme un service de télécommunications, la FCC aurait pu influencer les prix pratiqués par les fournisseurs d’accès.»

La bataille autour du contrôle d’internet devrait s’intensifier ces prochains mois aux Etats-Unis et risque d’avoir un impact sur le reste du monde (lire encadré ci-dessous). A majorité conservatrice, la Chambre américaine des représentants devrait tenter de réduire le champ d’action de la FCC dans le domaine de la neutralité du net pour promouvoir la libre entreprise et l’innovation. «J’ai peur pour l’avenir d’internet tel que nous le connaissons, dit Chris Riley. Il ne va pas disparaître du jour au lendemain, mais les batailles pour son contrôle le menacent.»
_______

La guerre du Net arrive en Europe
En Grande-Bretagne, BT vient de lancer Content Connect, un service de diffusion de contenu qui ouvre la porte à l’internet à deux vitesses en permettant aux fournisseurs d’accès de proposer des services de streaming de vidéo pour un prix plus élevé. Le principe, déjà répandu aux Etats-Unis, consiste à placer les contenus gourmands en bande passante dans des serveurs plus proches des internautes. Megaupload, l’un des plus grands sites de partage de fichiers, a accusé l’opérateur français Orange de restreindre délibérément la vitesse de téléchargement et de vouloir lui faire payer pour restaurer un accès rapide. Basé à Hong-Kong, Megaupload a posté un message sur son site enjoignant les internautes à quitter Orange pour un autre fournisseur d’accès. Propriété de France Telecom, Orange a menacé Megaupload de poursuites judiciaires.
_______

Une version de cet article est parue dans le magazine Reflex.