KAPITAL

Bien davantage qu’un artisan

Nombreux sont les artisans ambitieux. Mais seuls quelques uns d’entre eux réussissent à devenir de véritables entrepreneurs. Quel est leur secret? Enquête.

En quinze ans, le Genevois François Wolfisberg a donné un tout autre visage à sa petite boulangerie familiale. «J’ai commencé par en doubler le chiffre d’affaires. J’ai ainsi pu agrandir la surface de vente de 17 à 280 m2 et investir dans un laboratoire de 500 m2.» Pour y parvenir, François Wolfisberg remplit quotidiennement sa double mission: celle d’artisan boulanger et d’entrepreneur aguerri (lire le témoignage ci-dessous).

Il fait partie de ces Romands, formés très jeunes à un métier artisanal, qui sont parvenus à développer un modèle d’affaires suffisamment rentable pour créer une entreprise qui emploie des dizaines de personnes.

«Le cliché de l’artisan qui œuvre tout seul dans son petit atelier est clairement à revoir, explique Marion Polge, maître de conférence à l’Université de Montpellier qui se spécialise dans la gestion des entreprises artisanales. Le monde de l’artisanat connaît un nouveau souffle depuis une quinzaine d’années et fait preuve d’un remarquable dynamisme.» Selon la chercheuse, les artisans bénéficient aujourd’hui d’un avantage supplémentaire: «Les consommateurs montrent une certaine lassitude face à l’industrie de masse.»

Contrairement à d’autres PME, les entreprises artisanales ne doivent pas investir en priorité sur les stratégies marketing. Pour se développer, les artisans misent sur leur point fort: un produit à forte valeur ajoutée. «Les artisans maîtrisent parfaitement leur matière, poursuit Marion Polge. Ces connaissances leur permettent d’améliorer constamment leurs techniques et donc leur produit. Du coup, ils excellent dans ce qu’ils savent faire.» L’artisan-entrepreneur est ainsi celui «qui a la capacité de conjuguer tradition et innovation».

Autre atout à savoir mettre en avant: l’unicité de leur produit, parce qu’il est rare ou fait sur mesure. «Si l’artisan du XXIe siècle travaille avec des machines, sa main et son œil restent ses outils décisifs, note Georges Rossique, patron de l’entreprise de ferblanterie Rossique. Aucun de nos ouvrages n’est identique à un autre, il n’y a aucune possibilité de préfabrication, nous sommes uniquement dans la confection et le sur-mesure.»

François Wolfisberg avance les mêmes arguments: «Nous sommes l’une des rares boulangeries à Genève à proposer du pain au levain naturel, un ingrédient plus compliqué à travailler que la levure.» L’entreprise vaudoise de sertissage Sertinergy se démarque en proposant «des techniques personnalisées, explique son fondateur Ruben Notario. Nous travaillons actuellement sur un type de sertissage novateur que nous dévoilerons courant 2011.»

Le développement d’une entreprise artisanale oblige le fondateur à redéfinir son travail quotidien: être à la production, à la gestion ou partager son temps entre les deux. Un choix de positionnement n’est pas plus un gage de réussite qu’un autre. «Chaque artisan est singulier, note Marion Polge. Cela va dépendre de la personnalité de l’entrepreneur, s’il se sent à l’aise ou pas dans les relations commerciales ou s’il préfère se faire seconder pour l’administratif.» Pour Pierre-Alain Kaufmann, fondateur en 1984 de la menuiserie qui porte son nom à La Cibourg (NE), rester à la production représente un précieux avantage. «En travaillant aux côtés de mes 20 employés, je pense leur montrer l’exemple et les motiver. C’est ainsi que j’envisage mon rôle de patron.»Peu importe sa fonction, l’artisan-entrepreneur reste généralement proche de ses employés et de sa clientèle.

François Wolfisberg confie se mettre régulièrement au service dans son tea-room. «Cela me permet d’échanger avec les habitués, et aussi de recueillir leurs envies et leur feedback.» Pierre-Alain Kaufmann, qui fabrique du mobilier pour les grandes marques horlogères notamment, remarque qu’en prenant lui-même les commandes, les coûts sont minimisés. «Nous évitons les intermédiaires, contrairement aux grandes entreprises. Cela nous permet par ailleurs d’être plus réactifs.»

Pour ce faire, une entreprise artisanale doit garder une taille limitée. «La majorité des artisans-entrepreneurs n’ont pas l’ambition de se développer indéfiniment, constate la sociologue française Caroline Mazaud qui a écrit une thèse sur le renouvellement de l’artisanat. Ils veulent vivre de leur activité, sans viser à générer des grandes richesses supplémentaires.»

Valeur ajoutée, produits personnalisés et proximité sont donc les points clés de la réussite d’une entreprise artisanale. Reste à valoriser ces qualités et à structurer l’entreprise, car lors de son apprentissage, un artisan n’apprend ni techniques commerciales ni gestion des comptes ou des employés. «Souvent, les artisans ne savent pas très bien se vendre, constate Michelle Bergadaà, professeure en marketing à la HEC Genève. Ils pensent que la qualité de leur produit parle d’elle-même.»

La sociologue Caroline Mazaud note aussi que «les artisans ont du mal à délaisser la production. Ils vouent une passion à leur activité et n’envisagent pas de consacrer du temps aux relations commerciales.»

Selon Marion Polge, ces lacunes ne les empêchent pas de trouver de nouveaux clients. «Les artisans-entrepreneurs ne sont pas des entrepreneurs comme les autres. Ils n’aiment pas l’expression «ressources humaines», et préfèrent parler de «relations humaines». Ils n’intègrent pas les techniques et les discours commerciaux traditionnels. Ils travaillent à l’affect, ce sont des passionnés qui vendent leurs produits avec leur cœur.»

Ce qui entraîne un risque. «Rester trop focalisé sur soi-même, sur son histoire, sans penser suffisamment aux intérêts de l’autre, estime Raphaël Cohen, directeur du diplôme d’entrepreneuriat et business development à la HEC Genève. L’entrepreneur ne doit pas oublier que l’autre doit y trouver son compte. Si un artisan mêle son savoir-faire et sa passion à cet esprit entrepreneurial, il est condamné à réussir.»

Tous les artisans-entrepreneurs interrogés expliquent avoir appris à gérer leur entreprise «sur le tas». Curieux, créatifs et ambitieux, ils parviennent à trouver d’eux-mêmes conseils et solutions. François Wolfisberg se dit par exemple lecteur assidu de journaux qui traitent de ces sujets. «Au départ, j’ai rencontré quelques difficultés avec des employés, puis j’ai appris progressivement à gérer ces relations, je me suis rendu compte qu’il fallait faire des réunions avec les collaborateurs, les écouter, tout en sachant aussi se montrer strict.»

Le technicien-orthopédiste Christian Lenoir a ressenti le besoin d’aller chercher ces compétences en suivant une formation en entrepreneurship à la HEC Genève pendant une année. «Mon objectif est de reprendre l’entreprise fondée par mon père en lui donnant des chances dans un environnement de plus en plus difficile. Je souhaite aussi élargir le business traditionnel du technicien orthopédiste.» Actif depuis quinze ans dans la société familiale de 10 employés, Christian Lenoir constate un manque de soutien des personnes amputées, après leur hospitalisation. «J’ai créé une Sàrl pour développer ces services.»

Son nouveau diplôme l’a-t-il aidé? «Ces nouvelles connaissances m’ont permis de mieux structurer et concrétiser les choses. Et il me manquait des compétences en communication.» Dans le secteur thérapeutique, l’artisan doit communiquer avec ses clients, les médecins et les assureurs. «Dans nos produits, les éléments essentiels ne sont pas préfabriqués. Notre travail sur mesure et personnalisé explique leur prix, ce qui n’est pas toujours évident à faire comprendre.»

Phénomène encore marginal, mais en progression: les universitaires qui choisissent de se tourner, après leur diplôme, vers l’artisanat. Les compétences apprises dans les auditoires deviennent alors un atout supplémentaire pour gérer une entreprise. Nicolas Taillens a, par exemple, obtenu une licence en HEC avant d’entreprendre deux apprentissages, l’un de pâtissier-confiseur, l’autre de boulanger. Il dirige aujourd’hui, avec l’aide de sa sœur, l’entreprise familiale et ses 70 employés, à Crans-Montana (VS). «Si on ne trouve pas de solutions à tous les problèmes dans les livres, ces cours m’ont offert des bases solides», reconnaît l’artisan.

Michelle Bergadaà explique ce phénomène par «l’envie d’avoir un vrai métier en main». Après l’obtention d’un master en relations internationales, la Genevoise Laure Leyvraz, 28 ans, a aussi choisi de se lancer dans une telle activité. «J’ai travaillé pendant près de trois ans dans le département marketing d’une banque. Même si je gagnais très bien ma vie, ce quotidien ne me convenait pas.»

De retour de voyage, elle passe deux semaines dans le domaine viticole de sa famille. «Je ne suis plus jamais repartie! Les rapports humains y sont, à mon sens, plus simples.» En charge de la partie administrative du lieu pour l’instant, la jeune femme vient de terminer une formation accélérée en œnologie et envisage d’apprendre progressivement à produire du vin. «Suivre et comprendre la fabrication du produit permet de mieux le défendre.»

Est-ce que tout type d’artisanat peut réussir à s’imposer face à l’industrie? «Certains secteurs sont plus porteurs que d’autres, estime Raphaël Cohen. Les métiers de bouche (boulanger, chocolatier, etc.) ont l’avantage de ne pas avoir de réels gros concurrents, outre les supermarchés dont les produits sont de qualité moindre. En revanche, les artisans du textile, par exemple, doivent rivaliser avec de grandes enseignes qui offrent un choix très vaste, y compris dans le haut de gamme.»

C’est d’ailleurs dans la boulangerie que des artisans ont réussi à donner naissance à de véritables chaînes: par exemple, les Genevois Gilles Desplanches et ses 18 points de vente, ou Aimé Pouly et ses 480 employés.

De leur côté, les artisans de l’horlogerie et de la construction ont l’avantage de pouvoir s’appuyer sur de grosses industries, pouvant ainsi devenir de précieux sous-traitants. «Car le propre de l’artisan, conclut la chercheuse Marion Polge, reste celui de se démarquer en visant l’excellence dans les espaces que l’industrie ne peut conquérir.»
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«Je ne vis que pour relever des défis»

François Wolfisberg, patron des boulangeries Wolfisberg

Un nouveau défi attend François Wolfisberg en ce début d’année 2011: l’inauguration d’une boutique supplémentaire en plein quartier des banques à Genève. L’arcade de 100 m2 porte ainsi au nombre de quatre les adresses gérées par le boulanger de 48 ans. «L’entreprise compte aujourd’hui 50 employés et a réalisé un chiffre d’affaires de 4,5 millions de francs en 2010.»

La journée de François Wolfisberg est savamment organisée. Elle commence à 3 h 30 au milieu de croissants, de miches de pain et de gâteaux.

Une fois leur cuisson terminée, il file rendre visite aux employés de ses trois boutiques, avant de s’attabler à son bureau pour surveiller les comptes et imaginer des services qui pourraient séduire de nouveaux clients. Il parvient néanmoins à terminer quotidiennement sa journée à 16 h pour endosser sa casquette de papa. «J’ai 7 enfants, de 2 à 10 ans. Bien sûr, ma femme a toujours été une aide très précieuse autant pour mon entreprise qu’à la maison.»

Le développement et la réputation de l’entreprise sont dus au savoir-faire de l’artisan (il a obtenu le Prix de champion d’Europe de boulangerie), à sa capacité à innover (il fabrique 35 sortes de pain différentes), et aussi aux diverses compétences de gestion que François Wolfisberg a acquises en passant un brevet fédéral et une maîtrise fédérale.

Son parcours lui a aussi permis d’apprendre des langues et d’étoffer son réseau: «Après deux apprentissages, l’un de boulanger-pâtissier, l’autre de pâtissier-confiseur, j’ai entrepris un troisième apprentissage d’employé de commerce.» Il travaille par la suite dans de prestigieux hôtels, à Gstaad et à Locarno. «Ces expériences m’ont permis, au-delà de l’apport linguistique, de prendre goût au service et à une décoration soignée.»

Aujourd’hui, l’artisan participe aux jurys de concours internationaux et a lancé le prix «F. Wolfisberg» qui récompense des pièces artistiques de boulangerie. «Je ne vis que pour relever des défis, j’ai toujours été comme ça! Je pratiquais beaucoup de sport auparavant, mon objectif était toujours d’améliorer mes résultats.»
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«Je me sens très à l’aise dans la communication»

Georges Rossique, patron et fondateur de la ferblanterie Rossique

Installée à Carouge, la société Rossique emploie aujourd’hui 15 personnes et réalise un chiffre d’affaires de 2,5 millions de francs. «Dès l’engagement de mon premier employé, j’ai pris conscience de mon statut de patron et de ses responsabilités. Dont celle d’assurer à mon salarié du travail du lundi au vendredi.» Georges Rossique, 45 ans, a démarré avec une caisse à outils et une camionnette en 1987. «J’ai effectué mon apprentissage de ferblantier-installateur sanitaire à 15 ans. A 22 ans, j’avais déjà sept ans d’expérience dans le métier, j’ai ainsi décidé de me lancer.» Un prêt bancaire de 100 000 francs lui permet d’investir dans ses premières machines et la location d’un hangar.

«Les mandats décrochés devenaient toujours plus importants. Il a fallu que j’apprenne à fixer des prix, à tenir des comptes…» L’artisan décide de suivre plusieurs formations en cours du soir, notamment sur la psychologie de la vente ou la gestion des ressources humaines. «Ces cours m’ont notamment permis d’acquérir de l’assurance.» Depuis, la ferblanterie Rossique compte parmi ses clients les banques UBS, Pictet ou HSBC ainsi que la TSR. Actuellement, elle œuvre sur les toits des grandes tours de Carouge. «Pour assurer du travail à tous mes employés, nous devons compter sur 25 chantiers ouverts. Cela représente beaucoup de coups de téléphone et de dossiers au quotidien.»

Progressivement, Georges Rossique a ainsi dû renoncer à pratiquer son métier d’artisan pour gérer son entreprise. «J’ai certes perdu le contact à la matière, mais cela a été très largement compensé par les rencontres que je crée au quotidien et qui me satisfont pleinement. Je me suis toujours senti très à l’aise en matière de communication.»
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«J’aime la difficulté»

Ruben Notario associé de l’entreprise de sertissage Sertinergy

Ruben Notario et Camille Jolimay dirigent ensemble Sertinergy, une entreprise spécialisée dans le sertissage haut de gamme basée à Gland. Le duo dit devoir le succès de cette collaboration à leur «belle complémentarité». «Ruben étant un véritable passionné, raconte la jeune femme de 31 ans. Il peut passer des heures pour fabriquer un outil, cherchant toujours à atteindre le meilleur résultat possible. Moi, je suis plus terre à terre, je lui rappelle les délais et les impératifs, pour le bien-être de l’entreprise.»

Leur collaboration débute en 2005, alors que le sertisseur cherche un bras droit pour le seconder dans la gestion de l’entreprise qu’il a fondée quatre ans auparavant. Dès le départ, Camille Jolimay, sertisseuse chez Sertinergy, prend en main la gestion administrative de l’entreprise et des plannings des employés, au nombre de six aujourd’hui. «Notre manière de gérer le personnel est basée sur la proximité. Nous avons décidé de ne pas imposer trop de règles, de laisser à chacun la possibilité d’exprimer sa personnalité. D’où l’envie de ne pas trop grandir.»

Pour le recrutement des collaborateurs, la maîtrise du métier ne représente pas une priorité pour les deux entrepreneurs. «Nous apprécions de les former nous-mêmes. L’état d’esprit d’une personne, et aussi le fait qu’elle ait une passion dans la vie comptent beaucoup pour nous.»

Les services de l’entreprise ont déjà été sollicités par les grandes marques horlogères. Les contacts avec les clients sont gérés à deux. Ruben Notario, sertisseur depuis plus de vingt ans, intervient sur les aspects techniques; Camille Jolimay davantage sur l’administratif. «Je tiens à rester du côté de la production, confie l’artisan. Le sertissage est une pratique qui s’entraîne et s’améliore chaque jour. J’aime la difficulté, car elle permet de se surpasser, et donc d’innover.»
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.