CULTURE

Tino Sehgal, l’artiste qui vend du vent

L’artiste anglais Tino Sehgal crée la polémique en monétisant des performances jusqu’à 100’000 euros, sans certificat d’authenticité ni instruction pour les rejouer, à des musées publics, dont le Centre Pompidou.

En sa qualité d’art vivant, la performance n’apparaît pas comme un médium commercialisable en soi. Pour écouler leur travail en galeries, mais aussi pour lui assurer une forme de pérennité, de nombreux artistes «performeurs» produisent des objets dérivés: vidéos documentaires, dessins, photographies, morceaux de décor, sculptures, etc. Tino Sehgal se refuse à laisser de telles traces.

Cet artiste britannique de 34 ans, né d’un père indien et d’une mère allemande, rejette même toute forme de paratexte: catalogue ou fiche d’information destinés aux visiteurs de musée. Il décline généralement les interviews et ne se laisse photographier qu’en cas de force majeure. Ses «situations construites», comme il les appelle, se constituent de microspectacles avec des acteurs ou des danseurs. Ils ne se transmettent qu’au présent, en live, de manière orale. Le souvenir de ces situations demeure la seule trace de leur déroulement. «La réduction des informations écrites dans mon travail est destinée à offrir l’expérience de l’œuvre de la façon la plus directe. C’est un double mouvement. Je réduis une chose pour en augmenter une autre», expliquait l’artiste lors d’une de ses rares prises de parole pour un site internet après sa performance This is exchange au Kunsthaus de Zurich en 2008.

En dépit de cette ascèse artistique, Tino Sehgal vend son travail à des collectionneurs qui entrent en possession de l’idée de la mise en scène. Aucun document annexe photographique ni écrit ne vient authentifier la pièce ou donner des instructions pour la reconstituer. «Les acheteurs interprètent les œuvres après avoir été instruits par l’artiste», explique Agnès Fierobe de la galerie Marian Goodman qui représente l’artiste à Paris. Des œuvres impalpables, mais du dernier chic, qui s’échangent entre 50’000 et 100’000 euros selon la galerie. Ces transactions en forme de caricatures du capitalisme en resteraient du domaine de la liberté individuelle si des institutions publiques n’entraient à leur tour en possession de ces œuvres immatérielles.

D’ailleurs l’achat de This Situation (2009) de Tino Sehgal par le Centre Pompidou de Paris n’a pas manqué de susciter une polémique. A ce que racontent ceux qui l’ont vue à la galerie Marian Goodman, This Situation rassemblait six acteurs pendant toute la durée d’ouverture de l’espace, entre 11 h et 19 h, qui parlaient et débattaient de différents sujets politiques et sociaux, reprenant parfois des discours situationnistes. Les paroles s’accompagnaient de menus gestes chorégraphiés, allant du croisement de bras, à l’accroupissement sur les talons. Tous les quarts d’heures, les acteurs se levaient et scandaient en cœur: «Welcome in this Situation», un type de motif récurrent dans l’œuvre de Tino Sehgal qui travaille sur les énoncés performatifs.

Scandalisé par cette acquisition, l’artiste Fred Forest a publié sur son site internet Webnetmuseum.org une lettre ouverte à Alain Seban, président du Centre Pompidou. Il demande à l’institution de dévoiler le prix de la transaction et de dire dans quelles conditions a été achetée l’œuvre. Fred Forest n’est pas un inconnu. Cet artiste multimédia, qui se déclare «hors marché», dénonce depuis des années la proximité entre le marché de l’art et les institutions publiques. «Certains gros collectionneurs comme Saatchi ou Pinault sont non seulement mécènes mais aussi parfois membres des comités d’administration. Leur influence se fait sentir dans les politiques d’acquisition des œuvres», explique-t-il Largeur.com. Or, on le sait, le fait qu’une œuvre soit présentée dans une biennale ou entre dans une collection de grand musée lui confère une aura et donc une valeur supplémentaire sur le marché.

Le Centre Pompidou est devenu la bête noire de Fred Forest, qu’il accuse d’acheter au «plus fort de la cote» d’un artiste et de faire un pas de deux avec le marché en cédant à toutes les tendances cycliques. «Ils s’empressent d’acheter de l’art chinois, de l’art indien, etc., parce qu’ils ont peur de rater quelque chose.»

Dans le cas de Tino Sehgal ce n’est pas le sang indien de l’artiste qui gêne Fred Forest, mais un détail de la transaction qui lui fait crier à «l’escroquerie intellectuelle». «Le protocole entièrement oral de Sehgal stipulait que les transactions devaient se réaliser en liquide et sans reçu. Or la galerie a envoyé une facture au Centre Pompidou qui a payé par chèque! J’estime donc que toute la valeur symbolique de l’œuvre s’effondre», explique le contempteur français.

Alfred Pacquement, directeur du Centre Pompidou, voit de manière plus pragmatique cette prise de liberté avec les principes fondateurs de Tino Sehgal: «Sans doute fonctionnait-il différemment quand il n’avait pas de galerie. Si nous avions dû payer en liquide et sans facture, nous aurions été embarrassés», avouait-il ainsi au journal Le Monde.

Outre cette critique, l’œuvre immatérielle remet en cause l’idée même de conservation. Est-il ainsi bien raisonnable de vouloir conserver l’œuvre d’un artiste qui valorise ce moment fugitif qu’est le présent? «Le problème n’est pas nouveau pour le Centre Pompidou qui accueille par exemple une robe en viande de Jana Sterbak. Comment faire avec les matériaux qui se dégradent? Faut-il congeler? Refaire l’œuvre à chaque fois? Il n’y a pas que la performance qui pose des questions de déontologie. Les nouvelles formes de créations en général sont des challenges pour la conservation», analyse Diane Daval, responsable du FCAC (Fonds cantonal d’art contemporain) de Genève. Cette institution prend d’ailleurs le parti de soutenir la création de performance plutôt que d’en acheter les scénarios. «Nous soutenons par exemple le festival Points d’impact, à Piano Nobile. Mais de manière générale, c’est un médium qui souffre d’échapper à toutes les cases: il n’est ni dans la musique, ni dans l’art contemporain, ni dans le théâtre.»

Tino Sehgal s’engouffre dans cette difficulté à catégoriser qui se révèle alors comme un formidable terrain d’exploration. Ainsi l’an dernier, a-t-il fait vider le Musée Guggenheim de toutes ses œuvres d’art. A la place, les visiteurs pouvaient découvrir un couple enlacé à même le sol, en train de réinterpréter plusieurs scènes de baisers célèbres de l’histoire de l’art, de Brancusi à Jeff Koons. Kiss était interprété par une succession d’acteurs pendant plusieurs semaines aux heures d’ouverture du musée comme des sculptures vivantes. Donner vie à l’art: une idée à conserver.
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Une version de cet article est parue dans l’Hebdo.