Acteur peu connu de l’industrie du luxe, la PME fribourgeoise Gainerie Moderne fabrique des écrins pour montres, bijoux et spiritueux. Elle ne sous-traite pas en Chine ou en Inde, comme la plupart de ses consœurs, mais en Thaïlande. Portrait.
Le bâtiment lui-même, rectangulaire, vitré et flambant neuf, évoque un gigantesque boîtier de prestige, tout en transparence. Métaphore de l’activité de cette Gainerie Moderne qui, depuis cinquante ans, fabrique des écrins pour le compte des plus grandes marques de luxe. Au fil des ans, la société fribourgeoise, basée à Givisiez, a largement étendu son champ d’activité, qui comprend aujourd’hui la réalisation de plateaux de présentation, de présentoirs pour vitrines, de stands pour foires horlogères et même la décoration de boutiques.
Sa production frise désormais le million de pièces par mois, pour un portefeuille regroupant près de 300 marques. «Initialement, notre clientèle était 100% horlogère, aujourd’hui cette proportion atteint 60%», souligne Jacques Renevey, président du conseil d’administration et fils de Henri Renevey, le fondateur. Ainsi, 25% des ventes — pour un chiffre d’affaires qui s’élevait en 2008 à 100 millions de francs — proviennent aujourd’hui des spiritueux, notamment les cognacs, qui tendent de plus en plus à passer d’emballages simples en carton à des coffrets plus luxueux.
Le reste se répartit entre la bijouterie, le champagne et divers accessoires de luxe (stylos, téléphones portables, etc.). «Le secteur du whisky nous fait depuis peu des appels du pied», se réjouit Pascal Corpataux, directeur marketing et responsable des ventes.
Pour répondre à cette demande, elle travaille depuis quarante-trois ans en étroite collaboration avec Cosmo, un groupe thaïlandais employant 6500 personnes qui s’occupent de 95% de sa production.
Elle conserve à Fribourg une unité de production de 35 personnes lui permettant de bénéficier de la flexibilité nécessaire en cas de petites commandes, et d’assurer le service après-vente. Preuve de l’importance réciproque du partenariat, Gainerie Moderne représente 85% des commandes de Cosmo. Basée à Bangkok, l’entreprise dispose au total de trois sites, dont un en Chine, spécialisé dans la production d’écrins d’entrée de gamme.
Le prix unitaire des coffrets fabriqués peut aller de quelques centimes à plusieurs milliers de francs, sans limite supérieure: «Il est difficile d’établir une corrélation exacte entre le prix d’un article et celui de son écrin, relève Jacques Renevey. Par contre, les marques ont tendance à demander des écrins de plus en plus volumineux et luxueux, en corrélation avec le prix et la valeur croissante de leurs articles.»
Une tendance qui émane aussi de la volonté de distinction de la clientèle. A Givisiez, le showroom de l’entreprise compte nombre de «folies» exclusives, telles qu’un écrin pour montres en forme de mini baby-foot ou un boîtier de bouteille de cognac incluant un système de lumières qui s’enclenchent au moment de l’ouverture… «Il arrive que des collectionneurs possèdent des chambres fortes spéciales pour mettre en valeur ces volumineuses pièces», sourit Jacques Renevey.
D’autres passionnés fortunés allouent un budget annuel de plusieurs centaines de milliers de francs pour acquérir les dernières nouveautés. Les articles les plus «show-off» semblent avoir la cote auprès de la clientèle chinoise, dont la frange la plus aisée se montre particulièrement encline à l’ostentation. Ce qui n’empêche pas certains modèles de privilégier des aspects plus pratiques: des boîtiers peuvent ainsi se convertir au besoin en humidificateurs à cigares ou en coffres à bijoux.
Etonnement, l’entreprise ne propose pas d’écrins dans le domaine des armes, alors qu’il s’agit là du métier d’origine des gainiers, qui s’occupaient initialement de la fabrication de fourreaux d’épées. Voilà qui pourrait représenter une nouvelle diversification — doublée d’un retour aux sources — pour l’entreprise de Givisiez. En 2000, la société, constituée aujourd’hui sous la forme d’une SA familiale, a acquis le bureau de design Pozzo Styling à Vevey, qui regroupe aujourd’hui dix «créas» (comme on aime surnommer les designers, graphistes et autres créatifs). Cette année, Gainerie Moderne a aussi acheté Huguenin-Sandoz à Colombier, une société spécialisée dans les pièces métalliques. Son effectif total s’élève ainsi désormais à une centaine de personnes en Suisse.
Afin de collaborer au mieux avec leur interlocuteur asiatique, les membres de la direction se rendent en Thaïlande tous les trois mois et recourent régulièrement à des visioconférences. La confiance règne cependant entre les deux partenaires: les articles destinés au marché asiatique partent directement de Bangkok et, selon la destination du produit, Cosmo se charge directement du contrôle qualité.
La société a évidemment ressenti les effets de la récente crise. Néanmoins, les affaires semblent reprendre: après une baisse des ventes en 2009 de près de 30%, le chiffre d’affaires a rebondi cette année de 15% avec un premier semestre 2011 «quasi assuré» en ce qui concerne les commandes. «Nous ressentons une forte reprise depuis avril 2010», note Jacques Renevey. A tel point que les capacités de production sont mises à rude épreuve, la clientèle cherchant à reconstituer ses stocks. Une clientèle — avec qui Gainerie Moderne a signé un contrat de confidentialité — qui regroupe plusieurs grandes entreprises horlogères, de maroquinerie ou de spiritueux basées en Suisse, France, Italie ou Allemagne.
Au sein du nouveau siège de l’entreprise, qui a coûté 16 millions de francs, Jacques Renevey, aujourd’hui âgé de 51 ans dont un peu plus de vingt ans au sein de l’entreprise familiale, peut mesurer le chemin parcouru depuis que son père, gainier de formation, a décidé en 1960 de lancer sa société à Fribourg. Un savoir-faire spécifique (le gainier doit savoir travailler des matériaux aussi variés que le bois de plaquage, le cuir, les produits synthétiques ou le papier) qu’il cherche à tout prix à perpétuer: tous les gainiers travaillant pour la société ont été formés à l’interne. «Pour résumer, je dirais que notre modèle d’affaires se base sur une forte connaissance du terrain en Europe et sur nos importantes capacités de production en Asie, le tout avec l’objectif d’établir une relation à long terme avec chacun de nos clients.»
Un modèle économique salué par Augustin Scott de Martinville, responsable du Master design et industrie du luxe à l’ECAL: «Gainerie Moderne est l’exemple d’une entreprise gérant efficacement la répartition de sa production entre la Suisse et la Thaïlande. Cela leur permet d’avoir une qualité irréprochable adaptée à chaque type de mandat. C’est, à mon sens, l’avenir de ce genre d’industrie.»
Directrice du Master en management du luxe à la Haute Ecole de gestion de Genève, Leyla Belkaïd Neri souligne pour sa part que ce genre de délocalisation est très fréquent dans le secteur: «Les pays émergents asiatiques ne se limitent pas uniquement à consommer les produits des marques occidentales ou à les copier. On insiste moins souvent sur leur capacité à produire des objets de qualité parfois élevée du fait de l’extraordinaire patrimoine culturel et artisanal dont ils sont les héritiers.» Selon elle, le savoir-faire de pays comme la Thaïlande, l’Indonésie ou l’Inde dans des domaines comme la broderie, l’impression textile ou la création d’objets parfaitement finis en papier, métal ou étoffe n’est plus à démontrer.
Dans le futur, Jacques Renevey souhaite donc poursuivre la fidélisation de sa clientèle, tout en gagnant un ou deux nouveaux clients par année. Pour y parvenir, la société, qui a remporté cette année le Deuxième Prix de l’entreprise romande attribué par Swiss Venture Club, devra compter avec une concurrence qu’elle estime à 4 ou 5 acteurs majeurs et qui, à l’image de Pac Team Group au Mont-sur-Lausanne, ou Vaudaux à Genève, misent sur la même stratégie de production mondialisée.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.