KAPITAL

Laver son linge sale en France

Comme leurs équivalents allemands en Suisse alémanique, les géants français de la blanchisserie industrielle s’apprêtent à attaquer le marché romand. Un secteur en plein essorage.

«Nous devrions pouvoir attaquer le marché suisse d’ici un an, si les problèmes administratifs se règlent.» François Nalborczyk, responsable du site d’AMB Léman, filiale des blanchisseries françaises AMB, s’intéresse depuis longtemps à la Suisse. «Le marché, notamment genevois, nous intéresse mais les douanes et ses contraintes, comme les contrôles intempestifs, font perdre du temps à nos transporteurs. Or dans notre milieu, le temps représente beaucoup d’argent!» A l’instar d’AMB, d’autres blanchisseries actives aux portes de la Suisse lorgnent sur le marché romand. Parmi elles, le groupe Elis qui dessert plusieurs hôtels vers Thonon et Evian. Et Dauphi Blanc, aujourd’hui filiale de la société mère AMB et ses 400 clients, qui a tenté de démarcher les établissements suisses de la chaîne hôtelière Accor. Longtemps tenu par des entreprises locales, le marché romand de la blanchisserie s’apprête à subir une attaque étrangère d’envergure.

Dans ce secteur fortement concurrentiel, le prix est bien sûr décisif, et c’est là que l’offre des entreprises frontalières se révèle particulièrement intéressante. «Nous pouvons proposer des services plus avantageux car nous avons une main d’œuvre et des frais fixes moins élevés», résume François Nalborczyk. Difficile d’en savoir plus sur les tarifs exacts de la branche: le silence règne autant côté français que côté suisse. La raison invoquée est que les tarifs varient énormément selon le type de linge et de services. Mais le secret bien gardé témoigne surtout d’une guerre des prix et d’une forte concurrence sur le marché. Dans ce climat, le directeur des achats d’un groupe hôtelier genevois reconnaît «qu’avec des prix 30-40% plus bas, le recours aux services de blanchisseries françaises deviendra envisageable». Les hôtels s’intéressent évidemment à faire des économies, d’autant que les frais de blanchisserie représentent un poste budgétaire important, le plus important après les salaires. Par exemple, le coût de traitement du linge de restaurant et de l’hébergement de l’Hôtel d’Angleterre, un cinq étoiles genevois qui compte 45 chambres, atteint environ 30’000 francs pour un mois de haute fréquentation.

Les blanchisseurs suisses préfèrent ne pas exprimer d’inquiétude face à la menace d’un débarquement français, notamment du géant AMB. «Les clients sont exigeants et habitués au fonctionnement suisse et à son service de qualité, dit Claudine Metzler, directrice de la Blanchisserie Centrale Sierre & Yverdon. Dans notre industrie, il est presque mal vu de faire appel à des Français pour la blanchisserie car ils ont plutôt mauvaise réputation concernant la qualité de traitement du linge.» Lorsqu’ils s’expriment publiquement, les hôteliers défendent eux aussi l’industrie locale en la matière. «Les employés des blanchisseries françaises sont généralement très mal rémunérés et fortement syndiqués, dit Mathias Anthamatten, de la direction des achats de la chaîne Accor. Nous n’avons aucun droit de regard ou de contrôle sur leurs conditions de travail et de salaire en France alors qu’en Suisse, une convention collective de travail a été signée.»

La concurrence française se fera progressivement, puisque les contrats du secteur s’établissent sur des durées de 3 à 4 ans. Mais il semble claire qu’elle ajoutera de la tension dans un marché déjà en surcapacité, qui a connu passablement de restructuration ces dernières années. Actuellement, quatre leaders, la Blanchisserie Centrale, Lavotel, ILS et les Blanchisseries Générales (lire le complément ci-dessous) se partagent la majorité des établissements de la santé, de la restauration et les 1500 hôtels de Suisse romande. «La tendance est d’aller vers une concentration des partenaires, car il est de plus en plus difficile de tout faire soi-même», constate Jean-Charles Paccolat, président de l’Association romande des entreprises de nettoyage industriel des textiles et de la blanchisserie LBG. Sa remarque prend tout son sens en regard de la stratégie de Lavotel. Ce groupe a acquis quatre entreprises concurrentes entre 2006 et 2010. Des rachats considérés par Paul Schwendimann, directeur général de Lavotel, comme une conséquence du trop plein d’entreprises, ainsi que de la nécessité d’être toujours plus grand pour pouvoir lutter contre la concurrence des prix.

Pour réaliser combien l’arrivée de la concurrence va perturber le marché romand, il suffit de regarder la situation alémanique, où l’arrivée des blanchisseries allemandes a changé la donne. «Depuis l’arrivée d’entreprises étrangères il y a cinq ans, le marché est devenu encore plus difficile, constate Andreas Holzer, CEO du groupe Bardusch qui regroupe cinq blanchisseries. La concurrence est très forte, surtout à cause des Allemands et Alsaciens qui proposent des prix plus bas. Il y a des cas où nous nous sommes alignés et d’autres où nous avons dû nous retirer. Heureusement, certains clients sont revenus vers les blanchisseries suisses parce que le niveau de qualité les a déçu.»

Les problèmes douaniers à Genève, qui retardent encore la concurrence française, sont avant tout administratifs, et devraient se régler. Pour Jean-Claude Bruttin, chef de service de la section tarifs et régimes douaniers à l’arrondissement de Genève, la situation s’améliore vite: «Plus de 90 % des marchandises qui franchissent la frontière sont déclarées de manière électronique. Ensuite, nous choisissons les véhicules que nous voulons contrôler, avec de simples vérifications de chargement et parfois d’autres plus complètes avec comptage des pièces.» La partie contraignante consiste à remplir la déclaration d’exportation et de réimportation avec indication du poids, du nombre de pièces et de la valeur marchande du linge, et cela pour chaque passage. «Il n’y a pas d’accords spéciaux avec des entreprises de blanchisseries; les possibilités de déclarations collectives sont aujourd’hui limitées à certaines marchandises, comme le gravier», poursuit Jean-Claude Bruttin. L’opération de blanchiment de linge sale en France engendre des contraintes administratives supplémentaires, mais pas de surcoûts. Si l’entreprise suisse ne paie aucune taxe pour l’exportation, elle doit en revanche s’acquitter des redevances pour l’importation (droits de douane éventuels et TVA). Pour toute entreprise dont le chiffre d’affaire dépasse les 100’000 francs, la taxe est néanmoins remboursée. L’import-export reste donc intéressant pour les gros clients suisses et représente une menace bien réelle pour les blanchisseurs.
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Les leaders romands de la blanchisserie industrielle

Blanchisserie Centrale
Les sociétés Blanchisserie Centrale de Sierre et Yverdon ont fusionné avec Bardusch à Bâle en mai 2010. Les deux entreprises sont des filiales du groupe allemand Bardusch Holding Gmgh présent en Suisse avec cinq blanchisseries. Elles proposent des services d’hygiène et de location pour hôtels, EMS, hôpitaux et autres industries en leur sous-traitant leur linge et leurs vêtements professionnels. Le groupe Bardusch emploie 650 personnes en Suisse avec un chiffre d’affaire supérieur à 70 millions pour 2009.

ILS
ILS gère les différents aspects de la fonction linge des hôtels, restaurants, entreprises et collectivités mais son activité principale est la location de linge. L’entreprise familiale est présente sur le marché depuis 20 ans, emploie une soixantaine de personnes et est uniquement implantée à Bex. Elle dessert des clients de Genève à Sion et son chiffre d’affaire pour 2009 avoisine les 10 millions.

Lavotel
Lavotel est actif dans la location et le traitement du linge de quatre secteurs: l’hôtellerie, la gastronomie, les soins-santé et les vêtements professionnels. Le linge de ces secteurs est réparti dans les six sites de production dont Genève, Lausanne et Sion, employant 270 employés en tout. L’hôtellerie représente plus de la moitié du chiffre d’affaire, qui était supérieur à 30 millions pour 2009.

Les blanchisseries générales (LBG)
LBG sont séparées en deux sociétés, la société mère à Yverdon (pour le linge sanitaire) et la filiale hôtelière (exclusivement pour l’hôtellerie, la location de linge et nettoyage) à Chailly-sur-Montreux. Au total, l’entreprise emploie 170 employés, livre dans toute la Suisse romande et son chiffre d’affaire pour 2009 s’élève à plus de 30 millions.
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Sous-traiter pour réduire les coûts

La grande majorité des établissements de la santé, de la restauration et de l’hôtellerie confient le nettoyage du linge — autant celui des restaurants, que les uniformes des employés ou la literie des chambres — à des entreprises externes. La plupart ne possèdent pas leur propre linge mais le loue à la blanchisserie. Il y a quelques années, la tendance inverse dominait et le traitement du linge se faisait à l’interne, avec des infrastructures privées. L’hôtel Kempinski à Genève fait d’ailleurs partie des irréductibles de la blanchisserie à l’interne, avec des avantages selon la gouvernante en chef: l’assurance de qualité et un service rapide puisqu’il n’y a pas de transport de marchandise.

Kempinski excepté, les hôteliers préfèrent louer et faire traiter leur linge à l’extérieur, notamment parce qu’ils ne paient que la quantité de linge utilisée, un fonctionnement appréciable lors des mois de basse fréquentation. Du côté de la blanchisserie, ce système est un pari. Elle achète une certaine quantité de linge tout en sachant que selon la fluctuation de clients, une partie ne sera pas rentabilisée. Pour les plus petites entreprises, ce fonctionnement est pénible, elles doivent posséder plusieurs types d’équipement pour être actives dans les différents secteurs. Certaines préfèrent donc se concentrer sur des marchés de niches, comme le linge hôtellier traité et repassé à la main.
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Une version de cet article est parue dans PME Magazine.