LATITUDES

Le mot du jour: déprofessionnalisation

Censé produire un maximum d’efficacité, le principe du professionnalisme manifeste des signes d’épuisement, selon notre chroniqueur. Exemples choisis dans les sphères politiques, financières et culturelles.

Il faut «déprofessionnaliser» la politique. C’est le joli mot que vient de lâcher l’ancienne juge franco-norvégienne Eva Joly, lancée dans la course à la présidentielle par les Verts et le mouvement Europe Ecologie durant leurs Journées d’été communes tenues ce dernier week-end à Nantes.

Le vocable pourrait bien faire florès ces prochains mois. On observe en effet que le principe sacralisé du «professionnalisme» manifeste quelques signes d’épuisement. Fondé sur la spécialisation des métiers jugée seule porteuse de cette «expertise» qu’on révère partout jusqu’au fantasme, et censé produire un maximum de performance et d’efficacité, il fabrique en réalité beaucoup plus d’impasses que prévu. En l’occurrence, Eva Joly songe évidemment à la sarkozie qu’elle s’apprête à défier. Et ce qu’elle veut dire en désignant cette cible, c’est que l’exercice de la politique en France a désormais pour objet central la politique elle-même: au lieu de répondre aux besoins profonds du peuple à long terme, le pouvoir présidentiel utilise celui-ci comme l’instrument de sa propre survie.

Nous voici donc au stade des bulles microcosmiques. La bulle microcosmique en politique, qui dévoie la démocratie tout en profondeur et subtilité. Ou la bulle microcosmique bancaire, qui dévoie sa fonction d’échanges financiers propice à l’intérêt général pour en faire une méthode de prédation propice à son intérêt particulier.

Nous sommes là dans une situation que divers artistes perçoivent depuis longtemps. Federico Fellini, par exemple, l’avait captée pour en faire le thème de sa «Répétition d’orchestre», tandis que Jean-Luc Godard vilipendait les milieux du cinéma qu’il voyait truffés de «professionnels de la profession».

Les choses iront-elles jusqu’à l’abolition pure et simple du travail réel et de la responsabilité réelle? On peut l’imaginer. Les plus malins le savent en tout cas. Déjà, dans certaines écoles d’art en Suisse romande, on enseigne aux étudiants comment solliciter, avant même de pouvoir s’appuyer sur la moindre création tangible, les instances de subventionnement ad hoc.

«Le drame, écrit le sociologue Edgar Morin, c’est que l’hyperspécialisation généralisée entraîne le règne des idées générales les plus pauvres concernant le monde physique, la société, l’homme et la vie. En quelque sorte, le règne de l’hyperspécialisation généralisée, c’est celui des idéologies. Les idéologies planent sur la réalité et ne peuvent la transformer qu’en la brutalisant. Autrement dit l’hyperspécialisation généralisée entraîne le crétinisme idéologique généralisé (…).»

Autant dire que la vaillante Eva Joly comptera plus d’un adversaire en face d’elle: le premier flic de France est nimbé d’une tendance lourde et navigue à son aise.